Crimes contre l’humanité: le long chemin vers la fin de l’impunité
Le 8 août 1945, lors des accords de Londres, les vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale créèrent un Tribunal Militaire International, chargé de juger les principaux responsables du IIIe Reich. Les États-Unis, le Royaume Uni, l’Union Soviétique et la France nommèrent des magistrats qui eurent pour tâche de juger 22 Allemands, dont le procès s’ouvrit à Nüremberg le 20 novembre de la même année. Ce tribunal ne put juger certains des principaux responsables nazis, dont le premier d’entre eux, Hitler, qui s’était suicidé le 30 avril afin d’éviter de tomber aux mains de l’Armée Rouge, lors de la chute de Berlin. L’instigateur et organisateur de la « Solution Finale », Himmler, s’était également suicidé, après avoir été fait prisonnier par l’armée Britannique. Le 1er octobre 1946, le tribunal rend son verdict: douze Nazis sont condamnés à mort, sept sont condamnés à de lourdes peines de prison, et trois sont acquittés. Le principal accusé condamné à mort, Hermann Göring, parvint à avaler du cyanure quelques heures avant son exécution. Martin Bormann fut le seul condamné à mort par contumace. En fait, on devait apprendre par la suite qu’il était déjà décédé lors de sa condamnation: il avait trouvé la mort en tentant de se sauver de Berlin, lors de la prise de la ville par l’Armée Rouge. Les dix autres furent pendus le 11 octobre. Parmi les condamnés du procès de Nüremberg, Rudolf Hess, condamné à la prison à perpétuité, fut le dernier à mourir: il se suicida dans sa prison de Spandau, à Berlin, en 1987, à l’âge de 93 ans.
Le 19 janvier 1946, un Tribunal Militaire International fut créé à Tokyo afin de juger les criminels de guerres japonais. Ce tribunal comprenait des représentants de 11 puissances victorieuses de la Seconde Guerre Mondiale en Asie, et il eut pour mandat de juger 19 responsables militaires et 9 responsables civils japonais. Le 12 novembre 1948, sept d’entre eux furent condamnés à mort et pendus. Parmi eux figurait le général Hideki Tojo, premier ministre pendant la guerre. Les autres accusés furent condamnés à des peines de prison. Dès 1954, grâce à des libérations anticipées, tous les survivants avaient retrouvé la liberté.
Ces procès de Nüremberg et de Tokyo constituèrent une étape importante dans l’Histoire de l’humanité. Pour la première fois, des responsables de crimes de guerre, de crime contre l’humanité étaient jugés et condamnés par une justice internationale. Pourtant, en 1815, le Congrès de Vienne avait envisagé la possibilité de juger Napoléon, mais cette idée n’eut pas de suite. De même en 1919, le traité de Versailles stipulait la mise en accusation de l’ex-empereur d’Allemagne Guillaume II. Le procès n’eut jamais lieu, car les Pays-Bas, pays où était réfugié l’ancien kaiser, refusèrent de le livrer.
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, bien des tragédies ont ensanglanté notre planète: la guerre civile grecque, l’interminable conflit d’Indochine, tous les conflits liés à la décolonisation, en Asie et en Afrique, la guerre du Biafra, la guerre d’Afghanistan, celles d’Angola, du Mozambique, l’abominable régime des Khmers Rouge, au Cambodge, les conflits de la Corne de l’Afrique, les deux guerres du Sud-Soudan, les multiples guerres du Congo ex-Zaïre, la guerre civile du Congo Brazzaville, l’écrasement dans le sang des patriotes hongrois, en 1956, et celui des démocrates chiliens, en 1973, pour n’en citer que quelques uns. Tous ces conflits, tous ces régimes répressifs, ont fait des millions de victimes depuis 1945. Des criminels de guerre s’y sont toujours illustrés, la plupart n’ont jamais eu à répondre de leurs crimes. Certains, tels Idi Amin Dada, Bokassa, Pol Pot ou Pinochet sont morts tranquillement, dans leur lit, sans avoir été jugés. D’autres sont encore vivants, profitant de leur statut de réfugié: par exemple l’Éthiopien Mengistu Hailé Mariam, qui coule des jours heureux au Zimbabwe. Certains poursuivent leur carrière politique en toute quiétude, tel les présidents Sassou Nguesso au Congo Brazzaville ou Paul Kagame au Rwanda. D’autres sont dans l’opposition, comme le Mozambicain Afonso Dhlakama, l’ancien chef rebelle.
Il fallut attendre près d’un demi-siècle pour que la justice internationale réapparaisse, à la suite des guerres de l’ex-Yougoslavie et de la tragédie rwandaise. C’est le 25 mai 1993 que le Conseil de Sécurité des Nations Unies décida de créer le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, afin de poursuivre et de juger les responsables de violations graves du droit humanitaire international depuis le 1er janvier 1991, c’est-à-dire depuis le début des guerres sanglantes qui marquèrent l’éclatement de cet État des Balkans. Ce tribunal siège à la Haye, aux Pays-Bas. Un total de 161 personnes ont depuis été mises en accusation. Parmi elles, 48 sont toujours en jugement, dont Radovan Karadjic, l’ancien chef des Serbes de Bosnie. L’ancien président serbe, Slobodan Milosevic, lui, est décédé avant la fin de son procès. Quatre criminels de guerre sont toujours en fuite, dont le général serbe bosniaque Radko Mladic, responsable, entre autres, des massacres de milliers de civils musulmans bosniaques après la prise de l’enclave de Srebrenica.
C’est 8 novembre 1994 que le Conseil de Sécurité des Nations Unies vota la création du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Cette décision faisait suite aux massacres à grande échelle qui s’étaient produits cette même année dans ce pays d’Afrique centrale. Ce tribunal fut établi à Arusha, ville tanzanienne située non loin du Kilimanjaro. Les premières mises en accusation eurent lieu en novembre 1995, et le premier procès s’ouvrit en janvier 1997. Plusieurs responsables de l’ancien gouvernement rwandais ont depuis été reconnus coupables et condamnés, tel Jean Kambanda, condamné à la prison à perpétuité; il occupait les fonctions de premier ministre lors des massacres de 1994. D’autres sont toujours en attente de jugement. Outre son extrême lenteur, on a également reproché à ce tribunal son apparente partialité: en effet, en 14 années de fonctionnement, il n’a jamais poursuivi ou jugé des responsables du Front Patriotique Rwandais, l’ancien mouvement rebelle rwandais, au pouvoir au Rwanda depuis la tragédie de 1994. Or, il a été établi par de nombreux témoins, chercheurs et auteurs que le FPR a commis de nombreux massacres de masse au Rwanda durant la même période. « Vae victis! », avait dit le chef gaulois Brennos aux vaincus romains, en 390 avant Jésus Christ: « malheur aux vaincus! » Les crimes commis par les armées alliées n’avaient pas été évoqués à Nüremberg, ceux du FPR ne semblent pas devoir l’être à Arusha. La célèbre phrase de Brennos semble donc être toujours d’actualité, en ce début de XXIe siècle.
Le 14 août 2000, le Conseil de Sécurité des Nations Unies vota la création du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, afin de poursuivre et de juger les criminels de la guerre civile qui avait ensanglanté ce petit pays d’Afrique de l’Ouest de 1991 à 2002. À ce jour, ce tribunal, qui siège à Freetown, la capitale de la Sierra Leone, a inculpé 16 personnes. Parmi elles figure Charles Taylor, l’ancien président libérien dont le procès se déroule actuellement. Il est le deuxième ancien chef d’État, après le Serbe Milosevic, à devoir affronter la justice internationale.
Les tribunaux que je viens d’évoquer ont un mandat limité dans le temps et dans l’espace: ils ne s’intéressent qu’aux crimes commis durant les conflits qui ont affecté l’ex-Yougoslavie, le Rwanda et la Sierra Leone. Ces guerres étant terminées, les mandats de ces tribunaux s’achèveront lorsque tous les inculpés auront été jugés. Ces tribunaux sont donc amenés à disparaître dans un avenir relativement proche.
Face à la recrudescence des conflits et des crimes contre l’humanité dans d’autres pays, de nombreuses voix se sont élevées pour qu’une juridiction pénale internationale permanente soit établie. Ce fut chose faite le 17 juillet 1998, lors de la signature du traité de Rome, qui instaura une telle juridiction, pouvant exercer sa compétence à l’égard des personnes pour les crimes les plus graves, ayant une portée internationale, tels que le génocide, le crime contre l’humanité et le crime de guerre. La Cour Pénale Internationale était née. Elle a une existence légale depuis 2002 et son siège est à la Haye, aux Pays-Bas. La CPI nouvellement créée n’a pas inclus la peine de mort dans son arsenal juridique. C’était déjà le cas avec tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda et la Sierra Leone, contrairement à leurs ancêtres de Nüremberg et de Tokyo. À ce jour, 108 États ont ratifié le Statut de Rome et reconnaissent l’autorité de la CPI. Parmi les non-signataires, on relèvera les noms de plusieurs pays importants: ceux des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de l’Inde et du Pakistan, d’Israël ainsi que ceux des pays arabes. Les États-Unis ont refusé de signer le Statut de Rome car ils craignaient vraisemblablement de voir certains de leurs soldats inculpés par la CPI, au cas où ils seraient accusés de crimes de guerre en Irak ou ailleurs. La France et les autres membres de l’Union Européennes l’ont ratifié. La CPI n’est compétente que pour les crimes commis après la date d’entrée en vigueur du Statut de Rome, le 1er juillet 2002. Sa compétence est limitée aux ressortissants des États ayant ratifié ledit Statut, ou ayant reconnu son autorité, ou aux crimes commis sur les territoires de ces États. Cependant, si le Conseil de Sécurité des Nations Unies saisit le procureur de la CPI, cette compétences peut être étendue à des ressortissants ou à des territoires d’États n’ayant pas ratifié le Statut de Rome. C’est ce qui s’est passé dernièrement avec l’inculpation du président du Soudan, le général Omar Hassan el-Béchir, pour les crimes contre l’humanité commis dans la région soudanaise du Darfour. En dehors du Conseil de Sécurité, seuls les États ayant signé le Statut de Rome peuvent saisir la CPI. Depuis septembre 2004, la CPI s’est attaquée à quatre dossiers distincts: il s’agit des crimes commis en République Démocratique du Congo, en République Centrafricaine, en Ouganda et au Soudan. Les trois premiers l’ont été à l’instigation des pays où les crimes ont été commis alors que dans le cas du Soudan, on a vu que c’est le Conseil de Sécurité des Nations Unies qui a saisi la CPI.
À ce jour, treize mandats d’arrêt ont été émis par la CPI. Certains de ces mandats concernent les principaux chefs de l’Armée de Résistance du Seigneur, y compris son leader Joseph Kony, dont j’ai eu l’occasion d’évoquer la sanglante carrière dans l’une de mes récentes chroniques. Aucun de ces criminels de guerre ougandais n’a encore été arrêté, et ils continuent à commettre des atrocités dans le nord-est de la République Démocratique du Congo. D’autres mandats concernent des chefs de guerre congolais. Quatre de ces derniers ont déjà été arrêtés et sont détenus à la Haye. Il s’agit de seigneurs de la guerre de l’Ituri, où de terribles massacres ont eu lieu, et où des milliers d’enfants soldats ont été recrutés. L’un de ces chefs de guerre, Thomas Lubanga, a été spécifiquement inculpé pour avoir recruté des enfants soldats. Cela ne manque d’ailleurs pas d’étonner, car Lubanga est loin d’être le seul à avoir procédé au recrutement d’enfants, et ses présumés crimes ne se limitent pas à cela: on aurait pu aussi lui reprocher, comme à d’autres, nombre de viols, de massacres et de pillages. Son procès est en cours à la Haye. Deux autres seigneurs de la guerre congolais vont également être jugés à partir de septembre prochain. Un mandat d’arrêt a été émis contre un autre seigneur de la guerre congolais: il s’agit de Bosco Ntaganda. Ce dernier a travaillé en Ituri aux côtés de Thomas Lubanga, et de nombreux crimes, ainsi que le recrutement d’enfants, lui sont reprochés. Il a poursuivi ses sanglantes activités dans la province du Nord-Kivu, grâce au soutien du régime de Paul Kagame, le président rwandais. À la fin de 2008, il a signé un accord avec le gouvernement de Kinshasa qui a lui a permis, ainsi qu’à ses hommes, d’être intégré au sein de l’armée nationale. Bien qu’ayant ratifié le Statut de Rome, le gouvernement congolais n’a pas encore donné suite au mandat d’arrêt de la CPI: non seulement Bosco Ntaganda est libre, mais il continue à occuper d’importantes fonctions militaires dans l’Est de la République Démocratique du Congo, au sein de l’armée de ce pays. Sans doute était-ce le prix à payer par le gouvernement de la RDC pour l’établissement d’une paix ô combien fragile et très relative dans la province du Nord-Kivu.
C’est en juin 2008 qu’a été arrêté la première personnalité de grande envergure: Jean-Pierre Bemba. Ce Congolais avait dirigé un mouvement de rébellion en RDC avec l’appui de l’Ouganda, qui occupait une partie du territoire congolais, de 1998 à 2003. Durant cette période, de nombreuses atrocités furent commises dans la zone où ses hommes opéraient, zone qui fut abondamment pillée. Dans mon premier livre, Kadogo, Enfants des Guerres d’Afrique Centrale, j’ai d’ailleurs décrit les crimes commis par les hommes de Bemba dans le secteur de Mambasa. Mais ce n’est pas pour ces crimes-là que Bemba a été arrêté. Non, c’est le gouvernement de la République Centrafricaine qui a saisi la CPI pour les crimes de guerre dont s’était rendu coupable la soldatesque de Bemba à Bangui, la capitale centrafricaine, en 2002, lorsque elle était allée prêter main forte au président de l’époque, Ange-Félix Patassé, dont le pouvoir était menacé par une tentative de coup d’État militaire. Quelques mois plus tard, Jean-Pierre Bemba était devenu vice-président de la République Démocratique du Congo, grâce à des accords de paix censés mettre fin à des années de guerre dans ce pays. En 2006, il avait été candidat aux élections présidentielles et n’avait été battu qu’au second tour par le président sortant, Joseph Kabila. Des heurts sanglants opposant ses hommes armés aux militaires avaient ensuite secoué la capitale congolaise, Bemba ayant refusé d’accepter le résultat des élections. Il finit par quitter le pays, et c’est lors d’un passage en Belgique qu’il fut arrêté avant d’être transféré à la Haye.
Un dernier rebondissement s’est produit le 14 août dernier, lorsque la CPI a ordonné la mise en liberté provisoire de Jean-Pierre Bemba. En effet, ce dernier n’est plus accusé d’avoir une responsabilité personnelle dans les crimes qui lui sont reprochés, mais une responsabilité de supérieur hiérarchique responsable, en tant que chef militaire, pour avoir laissé ses hommes commettre ces crimes. Le procureur a immédiatement fait appel de cette décision, et l’on attend encore de savoir si M. Bemba sera remis en liberté ou pas. Une telle libération serait certainement mal vécue par toutes les victimes, qu’elles soient congolaises ou centrafricaines, en particulier par tous les enfants soldats que ce chef de guerre a abondamment utilisé.
Le 4 mars dernier, la CPI a émis son premier mandat d’arrêt contre un chef d’État en exercice, Omar Hassan el-Béchir, président du Soudan depuis son coup d’État de 1989. On lui reproche les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité commis au Darfour. La plupart des pays africains et arabes, même ceux qui avaient ratifié le Statut de Rome, ont refusé de donner suite à ce mandat d’arrêt. Ce n’est donc pas demain que Béchir se retrouvera dans une cellule de la Haye.
Nombre de dirigeants africains reprochent d’ailleurs à la CPI de s’intéresser un peu trop aux crimes de guerres commis en Afrique et pas assez à ceux qui continuent à se produire ailleurs. Il est vrai qu’aucun dossier n’a été ouvert à la CPI pour les crimes de guerre commis en Irak, en Afghanistan, au Sri Lanka, en Colombie, à Gaza ou dans le Caucase. Il faut cependant bien reconnaître que les conflits qui ont ravagé une partie de l’Afrique depuis la fin du XXe siècle ont surpassé en horreur la plupart des autres guerres: à lui seul, le conflit de la République Démocratique du Congo est celui qui a fait le plus de morts depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale: environ 6 millions!
Comme on le voit, en matière de justice internationale, un long chemin reste encore à parcourir. Une condamnation éventuelle de seigneurs de la guerre congolais ou autres par la CPI serait cependant une étape marquante vers la fin de l’impunité. Ce serait un signal très fort envoyé à tous les chefs de guerre encore en activité de par le monde, et à tous ceux qui pourraient être tentés d’emprunter les mêmes voix pour arriver à leurs fins.
© Hervé Cheuzeville
19.08.09
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