Crise humanitaire dans la Corne de l’Afrique : quelle crise, quelle corne ?

photo vincentello

Depuis plusieurs semaines, les grands médias occidentaux relaient avec insistance des messages de plus en plus alarmistes concernant la sécheresse affectant la « Corne de l’Afrique ». Dans un précédent article, j’ai tenté d’expliquer que la situation dramatique qui prévaut dans cette partie du monde a malheureusement des causes principalement humaines. En premier lieu l’interminable chaos dans lequel se débat la Somalie depuis 21 ans. Cette interminable guerre civile rend très délicate toute tentative d’assistance humanitaire sérieuse et interdit tout projet de développement économique. Ni les parties somaliennes impliquées dans ce conflit, ni l’IGAD[1], ni l’Union Africaine, ni l’ONU, ni les grandes puissances ne sont parvenues, en deux décennies, à résoudre la crise somalienne.

Depuis des années, on ne parlait plus guère de cette tragédie. Les grands médias n’évoquaient plus la Somalie que pour relater les opérations de plus en plus audacieuses des pirates, montées depuis les côtes somaliennes. Ces derniers, à bord d’embarcations rapides, parviennent à s’emparer de supertankers ou de yachts afin d’extorquer à leurs propriétaires d’exorbitantes rançons. Même lors du tsunami de 2004, on n’a pratiquement jamais évoqué la Somalie. Pourtant, les côtes de ce pays furent également touchées et de nombreux villages de pêcheurs furent rayés de la carte. Mais à la télévision, on ne vit que des reportages montrant les énormes dégâts subis par les côtes de Sumatra, de Thaïlande et du Sri Lanka. Malgré les excédents de dons récoltés pour les victimes du tsunami, l’aide des grandes organisations humanitaires n’a pas atteint les rivages somaliens.

Soudainement, la Somalie fait son grand retour dans l’actualité. Le monde semble enfin se rappeler que ce pays existe. Il y a quelques semaines, on annonçait que trois millions de personnes étaient menacées par la famine. Aujourd’hui, les mêmes sources font état d’une crise sans précédent qui affecterait douze millions d’êtres humains. Comment, en l’espace de quelques jours, est-on passé de trois à douze millions de victimes potentielles ? Rappelons que la Somalie compte moins de dix millions d’habitants et que la partie nord-est du pays a fait sécession en 1991, devenant la République du Somaliland.

Aux dernières nouvelles, cet État, dont l’indépendance n’a pas été reconnue par la communauté internationale, ne serait pas touché par la crise humanitaire en cours. Il semblerait que c’est le sud de la Somalie qui soit principalement affecté. Or, cette région est loin, très loin, de compter douze millions d’habitants. On nous annonce que c’est la « Corne de l’Afrique » qui subit cette crise.

Mais qu’entend-on par « Corne de l’Afrique » ? En regardant une carte de l’Afrique, on s’aperçoit que la pointe est du continent, terminée par le cap Gardafui, évoque vaguement la forme d’une corne. Ce cap se trouve en Somalie. Mais ce vocable géographique, « Corne de l’Afrique », inclut tous les pays de la région : non seulement la Somalie (et le Somaliland), mais aussi Djibouti, l’Érythrée et l’Éthiopie. On l’a dit, le Somaliland ne semble pas trop touché par la crise en cours. Il semblerait que l’Érythrée ne le soit pas non plus. Alors, où se trouvent les douze millions de victimes de cette crise ? Quelques centaines de milliers d’entre elles vivent dans le sud de la Somalie, otages des groupes armés qui ravagent cette région. Mais les autres, où sont-elles donc ? Une partie de la réponse à cette question semble être contenue dans les reportages vus à la télévision. Ces derniers, pour illustrer la crise affectant la Corne de l’Afrique nous montrent des images… du Kenya ! Ce pays d’Afrique de l’Est ne fait pourtant pas partie de la fameuse corne. Pourquoi donc nous parle-t-on de ce pays, qui continue à être une destination prisée pour des millions de touristes occidentaux et extrême-orientaux, amateurs de grands espaces parcourus d’éléphants et de girafes.

Cependant, le Kenya est, depuis 21 ans, une destination pour d’autres visiteurs, moins fortunés, ceux-là : il s’agit des réfugiés qui fuient la Somalie voisine, ravagée par la guerre et la faim. Les autorités kényanes, le HCR[2] et la communauté internationale ont laissé se développer un véritable « monstre » dans les confins arides et semi-désertiques du pays : le camp de réfugiés de Dadaab. Conçu au départ pour accueillir 100 000 réfugiés, il en compterait aujourd’hui 440 000, et sa population pourrait atteindre le demi-million avant la fin de l’année en cours. Ces chiffres font de lui le plus grand camp de réfugiés du monde.

La récente sécheresse et les combats en Somalie ont provoqué un nouvel afflux de réfugiés, lui aussi canalisé vers Dadaab. Pourquoi avoir laissé se développer, pendant deux décennies, un camp aussi gigantesque ? Comment est-il possible, d’un point de vue logistique et financier, d’assurer la survie d’une population aussi énorme sept jours sur sept, 365 jours par an ? La trop fameuse « fatigue » des pays donateurs, conjuguée à la crise économique mondiale, ne risqueraient-elle pas de provoquer une catastrophe humanitaire ? Ne dit-on pas que le budget du Programme Alimentaire Mondial, depuis 2008, a été réduit de moitié ? Pourquoi, depuis 21 ans, n’a-t-on pas trouvé de solutions permettant aux réfugiés de s’intégrer, en les installant dans des centres plus petits ? Cela leur aurait permis de devenir progressivement auto suffisants, partiellement ou totalement, et cela aurait réduit considérablement le coût de l’assistance fournie.

Pour comprendre cet apparent aveuglement international, il convient de rappeler que ces confins kényans où affluent les Somaliens sont habités par des Somalis qui, bien que citoyens kényans, ont la même langue, la même culture, le même mode de vie et la même religion que les nouveaux arrivants. L’intégration de ces derniers n’aurait donc pas dû constituer une tâche trop insurmontable. Mais le gouvernement kényan n’en a pas voulu, craignant sans doute de voir se développer dans la région une sorte d’irrédentisme somalien. Car, comme la plupart des pays africains, le Kenya est un pays artificiel, créé par le pouvoir colonial. Il comprend de multiples ethnies, principalement bantoues et nilotiques, et majoritairement chrétiennes. Les Somalis musulmans du nord-est du pays n’ont donc pas grand-chose à voir avec le reste de la population kényane, et ils ont toujours été assez marginalisés.  Peut-être que davantage de pressions, assorties de garanties internationales, auraient pu convaincre les autorités kényanes d’intégrer les réfugiés somaliens, évitant ainsi le développement de l’énorme camp de Dadaab, devenu parfaitement ingérable.

Au fil des ans, ce camp est devenu le carrefour de tous les trafics. Comment s’assurer du nombre exact de réfugiés qui y vivent ? Malgré tous les fonds engloutis dans de coûteux recensements, le HCR en est bien incapable. Or, une variation de quelques pour-cents seulement entre la population réelle et la population officiellement enregistrée peut constituer une source de revenus illicites énormes, dont les bénéficiaires sont multiples : fonctionnaires kényans corrompus, bureaucrates onusiens véreux, chefs somaliens cupides et commerçants profiteurs. En effet, l’aide internationale destinée aux réfugiés « fantômes » n’est pas perdue pour tout le monde. Elle est immanquablement revendue. En admettant que la différence entre la population réelle et la population officielle s’élève à 10%, ce sont 40 000 rations alimentaires, soit plusieurs tonnes de nourriture, qui sont détournées à chaque distribution et ce, depuis des années. Sans oublier tous les objets de consommation courante également distribués aux réfugiés : bâches, ustensiles de cuisine, jerrycans en plastique, bassines, etc. Toute cette nourriture, tout ce matériel, se retrouvent sur les marchés kényans et somaliens, alimentant une économie artificielle et générant des fortunes colossales.

Plus grave encore, il est probable qu’une partie de cette manne humanitaire profite aussi aux Chebaabs[3] somaliens, contribuant ainsi à leur effort de guerre et à leur emprise sur la population vivant sous leur contrôle. Les Chebaabs exercent d’ailleurs un contrôle officieux sur le camp, sur son fonctionnement et sur la vie des réfugiés, qui y subissent leurs pressions, voire leurs menaces.  Dans les reportages vus à la télévision, on voit surtout des femmes et des enfants en bas âge, parmi les réfugiés qui affluent. Où sont les jeunes hommes ? Ne sont-ils pas des soldats chebaabs, de l’autre côté de la frontière ?

Toujours concernant la Corne de l’Afrique, on est allé jusqu’à y inclure l’Ouganda ! Ce pays que le jeune lieutenant Winston Churchill avait, au début du XXe siècle, qualifié de « perle de l’Afrique »… J’y ai vécu plusieurs années. L’Ouganda est un pays verdoyant, riche en terres extrêmement fertiles, idéales tant pour l’agriculture que pour l’élevage. Son altitude élevée lui a donné un climat relativement tempéré, qui permet une grande diversité dans les cultures. Comment peut-on oser assimiler un tel pays à l’aride et brûlante Somalie ? Sans doute parce qu’il existe en Ouganda une portion de territoire semi-aride : le Karamoja, situé au nord-est du pays. C’est la terre des Karimojong, farouches éleveurs et guerriers qui mènent une vie semi-nomade, en quête perpétuelle de pâturages pour leurs immenses troupeaux de bovins.

Depuis l’indépendance de l’Ouganda en 1962, tous les gouvernements ougandais ont échoué dans leurs tentatives pour intégrer les Karimojong, jaloux de leur liberté et fiers de leur mode vie complètement différent de celui des autres Ougandais. Le Karamoja souffre de sécheresses chroniques, plus ou moins sévères. Celle de 1980 avait causé une famine dramatique. Il est possible que celle qui affecte le sud de la Somalie soit également ressentie au Karamoja. Mais on ne saurait pour autant assimiler les deux problèmes. Depuis des siècles, les Karimojong ont su développer des mécanismes leur permettant de faire face à des situations de quasi famine. Lorsque je travaillais pour le PAM[4] en Ouganda, je fus frappé par le fait que de ne prendre qu’un seul repas quotidien était considéré par les Karimojong comme « normal »,  alors que cela était considéré comme un indicateur de famine partout ailleurs.

Où sont donc les 12 millions de personnes menacées par la grande famine annoncée par nos médias ? Au sud de la Somalie, comme on l’a vu, ainsi qu’au camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya. Sans doute aussi dans le nord du Kenya, lui aussi semi-aride. Et aussi au sud de l’Éthiopie où, comme je l’ai expliqué dans mon article précédent, une absurde politique gouvernementale a conduit à l’expropriation des terres de petits paysans au profit de grandes compagnies nationales et internationales dont l’intention est de faire pousser de la canne à sucre. Or, on ne peut pas se nourrir de canne à sucre alors que, depuis des temps immémoriaux, les populations locales parvenaient à survivre grâce au millet et au sorgho qu’elles cultivaient.  Une politique agricole aberrante semble donc bien être la cause principale de la crise, côté éthiopien. Cela avait déjà été le cas en 1984, lorsque le gouvernement marxiste de l’époque avait organisé des déplacements forcés de populations paysannes. Là encore, moins de complaisance de la part de la communauté internationale envers le gouvernement aurait peut être permis d’éviter le pire.

En Somalie, on l’a vu, la gravité de la crise a des origines humaines. Si le problème somalien avait été réglé politiquement, il eut été plus facile de faire face à la sécheresse en Somalie même, et il n’y aurait pas eu d’exode massif conduisant à la surpopulation du camp de Dadaab, au Kenya.  Une solution à cette crise est-elle encore possible ? Voici les quelques pistes que je propose, pour éviter le pire.

Tout d’abord, je suis persuadé qu’il est urgent de désengorger Dadaab et de reloger une grande partie de cette population réfugiée dans des structures d’accueil plus petites et donc plus faciles à gérer et à contrôler.

Ensuite, je pense qu’il conviendrait de réduire le pouvoir de nuisance des Chebaabs. Il ne saurait être question de retenter une intervention militaire occidentale dans ce pays. Par contre, il faudrait davantage soutenir, matériellement et financièrement,  les troupes de l’Union Africaine qui tentent, depuis des années, de soutenir le gouvernement de transition. Ce dernier ne contrôle que quelques quartiers de la capitale, Mogadiscio. Une sécurisation effective de la ville, de son port et de son aéroport, faciliterait sans doute une intervention humanitaire à grande échelle.

Un soutien militaire important au Kenya ne permettrait-il pas à son armée de franchir la frontière somalienne afin d’y établir, sous mandat de l’Union Africaine et de l’ONU, une zone sûre d’une largeur de cinquante à cent kilomètres, libérée de l’occupation chebaab ? Là aussi, une telle zone faciliterait une opération humanitaire à l’intérieur même de la Somalie. Et la sécurisation de la population vivant dans cette bande frontalière permettrait aussi d’endiguer l’exode massif vers le Kenya. L’administration de cette zone serait bien sûr confiée au gouvernement somalien de transition, qui pourrait ainsi s’implanter ailleurs qu’autour du palais présidentiel de Mogadiscio.

Enfin, je continue à me faire l’avocat d’une reconnaissance internationale de la République du Somaliland. Cela permettrait d’accorder davantage d’aide au développement à ce pays et aussi d’assister la population somalienne à partir du Somaliland. L’isolement international de ce pays n’a que trop duré, et il n’est pas justifié. La population de cet État a opté pour l’indépendance, et ce dernier s’est doté d’institutions démocratiques qui ont même permis, il y a peu, une alternance politique. L’indépendance du Somaliland ne contrevient en aucun cas au sacrosaint principe d’intangibilité des frontières héritées du colonialisme, puisque, à l’époque coloniale, une frontière en bonne et due forme existait entre Somaliland britannique et Somalia italienne.

Cette crise humanitaire de la Corne de l’Afrique ne sera pas simple à résoudre. Peut-être le serait-elle davantage si les différents acteurs faisaient preuve de davantage de transparence en ce qui concerne ses causes réelles et le nombre exact de ses victimes potentielles.

Hervé Cheuzeville, 7 août 2011

(Auteur de trois livres: « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale« , l’Harmattan, 2003; « Chroniques africaines de guerres et d’espérance« , Éditions Persée, 2006; « Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé« , Éditions Persée, 2010).

 


[1] Autorité Intergouvernementale pour le Développement, organisation régionale regroupant sept États de l’Afrique orientale : Somalie, Éthiopie, Djibouti, Érythrée, Soudan, Kenya et Ouganda.

[2] Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés

[3] Milice islamique affiliée à Al Qaïda, qui contrôle une grande partie du territoire somalien.

[4] Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies

 

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