Oui, la Turquie est européenne !

Kemal Mustafa Ataturk- photo/cmcalibeyrouth.lfcali.edu.co
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Je reviens d’un fort intéressant voyage en Turquie convaincu que ce pays fait bel et bien partie de l’Europe. Durant ce séjour, je ne me suis jamais vraiment senti dépaysé. J’ai découvert un pays authentiquement méditerranéen, un peuple travailleur, ouvert et accueillant. J’y ai vu des infrastructures modernes qui n’ont rien à envier à celles des pays appartenant déjà à l’Union Européenne. L’euro y circule et y est d’ailleurs largement utilisé (certainement davantage qu’au Royaume-Uni !).  La laïcité à la turque m’a séduit. Elle semble bien enracinée malgré l’ « islamisme » supposé du gouvernement en place. En Turquie, la religion reste à sa juste place : à la mosquée, au sein des familles et dans le cœur des croyants. Elle n’est pas ostentatoire et elle est peu visible dans l’espace public, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays musulmans ou dans certaines rues de Paris ou de Marseille. L’islam turc est tranquille et tolérant.

Les Turcs sont de grands consommateurs de leur raki national et leur viticulture est en plein essor. Ils ne rêvent pas à un retour vers un prétendu âge d’or ou à une soi-disant pureté islamique originelle. Ils savent que leur nation est l’héritière de différentes civilisations et que leur héritage culturel n’est pas uniquement turc et musulman. Ils sont fiers qu’Hérodote et Thalès aient vu le jour et vécu sur cette terre qui est leur. Ils chérissent les vestiges des civilisations antiques qui parsèment leur territoire.  Par-dessus tout, ils continuent à vénérer le père fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, dont ils vantent avec fierté l’œuvre et le caractère visionnaire. Son image est encore partout visible, 73 ans après sa disparition, et sa marque semble à jamais indélébile.
La Turquie devrait être traitée avec respect par les États membres de l’Union Européenne. Sa candidature mérite d’être considérée sérieusement, au moins autant que celles de la Serbie et de la Croatie. Par ces temps de crise financière et de stagnation économique, l’UE peut-elle vraiment se permettre d’ignorer ce marché de 80 millions d’habitants, ce pays au taux de croissance annuel insolent (9%) ?
D’un point de vue diplomatique, voire militaire, la Turquie, membre de l’OTAN, est amenée à jouer un rôle important dans la région. On l’a vu avec le dossier iranien, on va le voir avec la crise syrienne. Son exemple de sereine laïcité et de développement économique soutenu peut servir de modèle attractif pour les pays arabes qui continuent à chercher leur voie, entre islamisme et démocratie, après avoir connu leur « printemps ».
Les arguments avancés pour s’opposer à la candidature turque ne tiennent pas. Certains prétendent que, géographiquement, la Turquie ne se trouverait pas en Europe. Une partie importante de son territoire, frontalier de la Grèce et de la Bulgarie, se situe pourtant indéniablement sur notre continent. Par ailleurs, sait-on vraiment où se termine l’Europe et où commence l’Asie ? L’île de Chypre, Etat membre de l’UE, n’est-elle pas bien plus à l’est qu’Istanbul, Izmir ou Bodrum ? N’est-elle pas plus proche du Liban, voire de l’Egypte, que de la Grèce ? N’a-t-on pas tendance à considérer la Géorgie ou l’Arménie comme des nations européennes, alors qu’elles se trouvent au nord-est de la Turquie ? Est-ce l’appartenance religieuse de la majorité des Turcs qui ferait d’eux un peuple non européen ? Que dire, alors, des Bosniaques et des Albanais, sans parler des Kosovars, qui, eux aussi, sont majoritairement musulmans ? Ne sont-ils pas Européens ?
Les liens entre la Turquie et l’Europe ne sont pas seulement géographiques. Ils sont également historiques. Cette histoire commune fut parfois mouvementée (prise de Constantinople, siège de Vienne, bataille de Lépante, etc.) mais les relations franco-anglaises ou franco-germaniques le furent-elles moins ? N’oublions pas que Soliman le Magnifique fut un allié utile pour François Ier, permettant à ce dernier de desserrer le carcan habsbourgeois enserrant son royaume. Louis XIV, lui aussi, entretint de bénéfiques relations avec la Sublime Porte. Enfin, comme je l’ai déjà rappelé, une partie de notre culture gréco-latine et judéo-chrétienne plonge ses racines en territoire turc.
On ne devrait pas craindre la poursuite de négociations franches et honnêtes entre l’UE et la Turquie. Il s’agit d’une occasion unique de poser clairement les problèmes qui font encore obstacle à l’adhésion de ce pays et de tenter de les résoudre. Désireuse d’entrer dans l’Union Européenne, la Turquie fera certainement les efforts nécessaires pour que ces problèmes trouvent une solution satisfaisante.
Quels sont-ils, ces problèmes ?
En premier lieu, il y a la douloureuse question de Chypre. Depuis 1974, la Turquie occupe militairement le tiers nord de cette île. Nicosie est la dernière capitale coupée en deux. Des dizaines de milliers de Chypriotes ont perdu leurs maisons, leurs terres, et, 37 ans plus tard, ils sont toujours réfugiés dans la partie sud, dans l’attente d’un hypothétique retour chez eux. Parallèlement, des dizaines de milliers de paysans turcs pauvres venus d’Anatolie ont été installés dans la partie nord, où la Turquie a créé une soi-disant « République Turque de Chypre du Nord » qui n’a jamais été reconnue par la communauté internationale. Ankara continue à ne pas reconnaître l’État chypriote, alors que ce dernier est désormais membre de l’Union Européenne. Le problème est complexe, mais il n’est pas insoluble. Il nécessite un certain nombre de concessions de la part de la Turquie mais aussi de celle du gouvernement chypriote. Les négociations UE-Turquie pourraient permettre de résoudre ce problème qui n’a que trop duré. La Turquie devrait retirer ses troupes – et ses colons – de l’île et dissoudre cette fiction de République Turque de Chypre du Nord. En contrepartie, le gouvernement chypriote ferait de sérieuses concessions à la minorité turque en lui accordant un poste de vice-président, un quota de sièges à l’Assemblée Nationale ainsi qu’un certain nombre de postes ministériels, le tout garanti par la constitution. Les personnes déplacées par l’invasion de 1974 devraient avoir la possibilité de rentrer chez elles et de récupérer leurs biens. La Grèce, de son côté, devrait officiellement renoncer à toute velléité d’union avec Chypre.
En second lieu, c’est le problème des minorités nationales qui devrait être abordé lors des négociations entre Ankara et l’UE. La Turquie pourrait s’engager à respecter davantage les droits fondamentaux des peuples non turcs vivant en Turquie, ainsi que ceux des minorités religieuses. La langue et la culture kurdes devraient êtres sauvegardées et promues, ainsi que celles des autres minorités. La Turquie n’est d’ailleurs pas le seul pays qui aurait besoin de faire des efforts dans ce domaine : la France, pourtant membre fondateur de l’UE, n’a toujours pas signé la charte européenne sur les langues régionales. La liberté de culte des Chrétiens et des Juifs devrait être intégralement respectée par les autorités turques : cette liberté ne se limite pas à la seule pratique religieuse. Elle inclut aussi le droit de construire des églises ou des synagogues sans entraves, ainsi que celui d’assurer un enseignement religieux aux enfants et aux adultes. Je pense en particulier à la question des séminaires. Le dernier séminaire orthodoxe a fermé depuis des années. Sans séminaire, l’Église n’est plus en mesure de former des prêtres, et c’est donc sa survie même qui est en jeu, sur cette terre qui l’a vue naître et croître, il y a près de deux millénaires.
Le troisième problème qui reste à résoudre est lié au précédent. Il s’agit du respect des droits de l’Homme. Même si des progrès ont déjà été réalisés, la Turquie doit continuer dans cette voie, elle en est d’ailleurs consciente. Des engagements formels et contraignants sont donc à prendre par le gouvernement turc. Les libertés fondamentales devront être mieux respectées. La police et la justice turques auront à améliorer leurs performances. En ce domaine aussi, d’autres pays, pourtant membres de l’UE, ont des efforts à faire. Il arrive, même en France, qu’une justice d’exception condamne un homme sans preuve ni aveux.  Les journalistes turcs, quant à eux, devraient pouvoir effectuer leur travail libres de toutes contraintes et sans pression aucune.
La dernière question à régler est essentiellement historique. Il s’agit de la reconnaissance du génocide arménien. De nombreux citoyens européens sont les descendants des rescapés de cette tragédie de 1915 qui trouvèrent refuge en France, en Belgique ou ailleurs. Pour ma part, je n’aime pas voir les hommes politiques se mêler d’Histoire. Il conviendrait d’ouvrir les archives afin que les historiens turcs, arméniens et autres puissent travailler librement sur ces douloureux évènements. Les résultats de leurs recherches devraient pouvoir être publiés, diffusés et commentés en Turquie et ailleurs. Les programmes de l’éducation nationale turque devraient aborder objectivement cette période de l’histoire du pays. Là aussi, la Turquie n’est pas le seul pays devant réexaminer sereinement son passé : la France et l’Allemagne, par exemple, ont entrepris une telle tâche, qui est encore loin d’être achevée. Enfin, l’ouverture de la frontière turco-arménienne permettrait le développement des échanges économiques, culturels et politiques entre les deux pays voisins.
Les quatre problèmes ci-dessus ne sont pas les seuls obstacles à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. Ce pays fait face à de nombreux défis, comme celui du développement de ses régions orientales, encore largement sous-développées. Mais, dans ce domaine, l’Europe pourra jouer un rôle positif, comme celui qu’elle joua jadis en Espagne, au Portugal ou en Grèce.
On le voit, l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne n’est pas pour demain. Mais les négociations doivent se poursuivre sereinement, dans le respect mutuel. Les Turcs doivent être convaincus de la bonne foi des négociateurs européens et de leur désir d’aboutir. La position hostile prise par Nicolas Sarkozy à l’égard de l’entrée de la Turquie est pour le moins regrettable. Pourquoi les autorités turques seraient-elles inclines à faire des concessions si elles sont persuadées que leurs partenaires européens n’ont pas la volonté d’accueillir leur pays au sein de l’UE ?
Les négociations en cours sont cruciales. Elles représentent une occasion unique de régler définitivement des problèmes anciens qui n’ont que trop duré.  Il convient donc de les poursuivre et de les mener à leur terme. Ainsi, le moment venu, la Turquie pourra enfin devenir un membre à part entière de l’Union Européenne, pour le plus grand bien de tous.
Le règlement de la question chypriote contribuera certainement à un apaisement définitif des relations gréco-turques. Cela permettra à la Grèce (et à la Turquie) de réduire considérablement son budget militaire. Athènes bénéficiera sans doute aussi du dynamisme économique de son voisin oriental.  Vu la crise traversée par la Grèce, tout cela ne pourra être que positif et pour ce pays et pour l’Europe.
La Turquie est devenue, pour beaucoup d’Européens, une destination touristique populaire. Il faut espérer que cela contribuera à affaiblir le sentiment de méfiance qui est encore trop largement répandu en  Europe. Ce sentiment est en effet largement dû à une trop grande méconnaissance de ce grand pays et de son peuple.
Hervé Cheuzeville, 30 novembre 2011
(Auteur de trois livres: « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale », l’Harmattan, 2003; « Chroniques africaines de guerres et d’espérance », Editions Persée, 2006; « Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé », Editions Persée, 2010)

 

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