A quand un drapeau de Papouasie Occidentale au siège de l’UNESCO ?
Le 13 décembre dernier, le drapeau palestinien s’est élevé doucement dans le ciel gris de Paris, alors que retentissait l’hymne national d’un État qui n’existe pas, en présence de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne. Cette cérémonie consacrait l’admission de l’entité palestinienne au sein de l’UNESCO. Il s’agissait, selon certains, d’un acte de justice légitimant la lutte d’un peuple pour ses droits bafoués.
Je me suis déjà exprimé sur cette question, en rappelant que si l’on peut comprendre les frustrations palestiniennes, on ne saurait ignorer qu’il s’agit d’un conflit bien compliqué, où s’affrontent deux légitimités aussi respectables l’une que l’autre, deux revendications sur un seul et même petit territoire qu’il serait bien difficile de diviser en deux États, surtout dans les circonstances actuelles. Il me semble aussi que le drame vécu par les Palestiniens a tendance à occulter d’autres tragédies, parfois bien plus cruelles, mais moins médiatisées.
Pourquoi l’opinion publique internationale accorde-t-elle autant d’attention à la question palestinienne, alors qu’elle a ignoré le drame vécu par le Soudan du Sud lors des deux longs conflits imposés par les régimes qui se sont succédé au pouvoir à Khartoum (1956-72 et 1983-2005) et qui causèrent la mort de plusieurs millions de personnes ? Pourquoi ne parle-t-on jamais de Chypre, île méditerranéenne et État membre de l’Union Européenne, dont le tiers nord est occupé militairement par la Turquie depuis 1974 ? Des dizaines de milliers de Chypriotes, chassés de leurs maisons et de leurs terres rêvent toujours au retour au foyer.
Quant au Tibet et au Turkménistan Oriental[1], la montée en puissance de la Chine communiste fait que l’opinion mondiale semble se désintéresser de plus en plus du sort des peuples qui y vivent. Les Tibétains et les Ouïghours continuent pourtant à subir une terrible oppression, mêlant une frénétique colonisation de peuplement, une politique d’aliénation culturelle et une féroce répression politique dans le but d’éradiquer d’anciennes civilisations non chinoises.
Cependant, en regardant le drapeau palestinien hissé devant le siège de l’UNESCO, je pensais alors à un autre peuple, à une autre tragédie encore plus occultée que celle des Soudanais du Sud ou des Chypriotes. Qui, en effet, a entendu parler de la Papouasie Occidentale ? Le drame vécu par son peuple depuis un demi-siècle est certainement le plus méconnu, dans ce monde moderne qui en compte tellement. Je vais donc tenter, dans cet article, de mieux faire connaître la tragédie papoue afin de faire davantage entendre la voix trop longtemps étouffée de ce peuple.
Qui sont donc les Papous ? Il semblerait que cette appellation de « papou », vienne du malais « papuwah », qui signifie « crépu ». Ce sont les autochtones de Nouvelle-Guinée qui sont effectivement des Noirs à l’abondante chevelure crépue. Cette population négroïde est apparentée aux Aborigènes d’Australie, d’où ils seraient d’ailleurs venus, à une époque très reculée où la Nouvelle-Guinée et l’Australie formaient une seule et même masse continentale. Les Papous commencèrent à pratiquer l’agriculture il y a 9000 ans, en cultivant la canne à sucre et différents types de racines. 3000 ans avant JC, ils maîtrisaient déjà l’irrigation.
Remettons maintenant la Papouasie Occidentale dans son contexte géographique : Il s’agit de la moitié ouest de la deuxième plus grande île du monde par la superficie[2] (après le Groenland), la Nouvelle-Guinée. Au total, cette île immense compte environ 9 millions d’habitants, ce qui est fort peu. Elle est divisée en deux entités, la frontière entre elles suivant le 141è méridien qui passe en son milieu. La moitié orientale constitue un État indépendant depuis 1975, la Papouasie Nouvelle-Guinée. Ce pays membre du Commonwealth fut autrefois administré par les Allemands[3] et par les Britanniques[4], puis par les Australiens qui facilitèrent son accession à l’indépendance. Cet État souverain compte aujourd’hui 6 millions d’habitants.
La partie occidentale de l’île fut appelée Nouvelle-Guinée Néerlandaise à partir de 1898, avec l’établissement des Hollandais dans ce territoire. Les Pays-Bas n’avaient fait qu’étendre leur domination vers l’est, puisque depuis le XVIIe siècle, ils étaient les maîtres des « Indes Néerlandaises[5] », grâce à leur célèbre VOC[6], la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales. Les Japonais, comme on le sait, firent une incursion en Nouvelle-Guinée durant la Seconde Guerre Mondiale, avant d’en être chassés par les Alliés, après de très durs combats dans la jungle, durant la bataille du Pacifique. Ces mêmes Japonais avaient auparavant occupé les Indes Néerlandaises.
Durant cette occupation, ils encouragèrent les nationalistes indonésiens, qui proclamèrent l’indépendance du pays immédiatement après la capitulation japonaise, avant que les Hollandais ne tentent d’y reprendre pied. Une longue et terrible guerre s’engagea alors contre l’ancienne métropole, puisque ce n’est qu’en 1949 que les Pays-Bas finirent par reconnaître l’indépendance de l’Indonésie. C’est lors de cette reconnaissance que l’ex-puissance coloniale accepta que toutes ses possessions des Indes Occidentales soient cédées au nouvel État, à l’exclusion de la Nouvelle-Guinée Néerlandaise qui demeura sous le contrôle des Pays-Bas.
Durant les années 50, les Hollandais encouragèrent l’émergence d’une petite élite papoue éduquée qui devait conduire le territoire à l’indépendance. Grâce aux ressources minières, la partie néerlandaise de la Nouvelle-Guinée était à l’époque beaucoup plus développée, économiquement, que la partie sous contrôle australien. C’est l’existence même de ces richesses minières, comprenant, entre autres, du pétrole, de l’or et du cuivre, qui devait causer le malheur des Papous de l’ouest.
Pendant que la Papouasie Occidentale se préparait à l’indépendance, l’Indonésie de Soekarno[7] revendiquait ouvertement le territoire. En mars 1961, les Papous de l’ouest élurent leur premier parlement. Puis, le 1er décembre de la même année, il y a donc exactement 50 ans, le pays devint officiellement indépendant, avec son drapeau et son hymne national. Dès le 18 décembre, le président indonésien Soekarno lança une campagne de « libération de l’Irian » (Irian est le nom avec lequel les Indonésiens désignent la Nouvelle-Guinée). Le 2 janvier 1962, les troupes indonésiennes, sous le commandement du général Suharto, débarquèrent en Papouasie Occidentale, avec le soutien des compagnies minières (essentiellement étasuniennes) et du gouvernement US. 330 000 hommes furent engagés dans cette invasion.
À l’initiative des États-Unis, un accord finit par être conclu entre les gouvernements indonésien et néerlandais. Cet accord prévoyait de confier à l’ONU le règlement du problème. Il prévoyait en outre la reconnaissance des droits indonésiens sur le territoire, à condition qu’ils soient ratifiés par un référendum. Ce dernier n’eut jamais lieu. L’Indonésie invoqua des raisons logistiques, dues à la difficulté du terrain. En lieu et place d’un référendum, Djakarta proposa de réunir les « anciens » du territoire afin qu’ils puissent ratifier l’appartenance à l’Indonésie.
En 1969, 1054 « anciens », nommés par l’administration militaire, furent effectivement rassemblés en présence d’officiers et de fonctionnaires indonésiens, ainsi que de quelques observateurs des Nations Unies. Le vote eut lieu à main levée. Sans surprise, la majorité se prononça pour l’union avec l’Indonésie. L’ONU et la communauté internationale purent alors reconnaître l’appartenance de l’ « Irian Jaya[8] » à l’Indonésie. Ce territoire devint sa 26è province. Cette annexion suscita l’indignation de la population locale, ainsi que des manifestations qui furent chaque fois durement réprimées. La première rébellion armée éclata la même année.
Depuis lors, l’opposition armée et pacifique à l’occupation indonésienne n’a jamais cessé. Les années 1977, 1980 et 1996 furent marquées par de nombreuses manifestations et par des émeutes, qui suscitèrent une violente répression de la part des militaires indonésiens. Cette répression fut toujours soutenue par les compagnies minières. Même les communautés les plus isolées, qui avaient eu jusque-là très peu de contacts avec le monde extérieur, furent brutalisées. Afin de permettre aux agents des compagnies de prospecter, les militaires indonésiens n’ont jamais hésité à abattre des Papous ou à brûler leurs villages.
En 1965, à Djakarta, la donne politique changea, pour le pire. Le général Suharto, celui-là même qui avait conduit l’invasion de la Papouasie Occidentale, s’empara du pouvoir, à la faveur d’un coup d’État militaire. Il devait ensuite diriger l’Indonésie avec une poigne d’acier pendant plus de trois décennies, toujours avec le soutien actif des États-Unis. Suharto, après sa prise de pouvoir, fit massacrer des dizaines de milliers de communistes (ou supposés tels), à travers tout l’archipel. C’est ainsi qu’il établit son « Ordre nouveau ». Dans le contexte de la guerre froide, avec la guerre du Viêt Nam qui faisait rage à proximité de l’Indonésie, l’anticommunisme de Suharto ne pouvait que plaire à l’administration étasunienne. Durant le règne de ce dictateur impitoyable, les US lui ont accordé une aide militaire estimée à 1,1 milliard de dollars, sans compter des prêts s’élevant à plus de 330 millions, pour ses achats d’armes étasuniennes.
En 1975, Suharto entreprit une nouvelle invasion, toujours avec la complicité bienveillante des États-Unis : il s’empara du Timor-Oriental, petit territoire portugais qui venait de proclamer son indépendance à la faveur de la Révolution des œillets de Lisbonne. Comme la Nouvelle-Guinée, l’île de Timor avait été divisée en deux moitiés lors de l’expansion coloniale des puissances européennes : la partie occidentale faisait partie des Indes Néerlandaises tandis que l’autre moitié demeurait portugaise.
Le FRETILIN[9], mouvement rebelle qui mena la lutte contre la dictature de Salazar, était d’obédience plutôt marxisante, comme l’étaient à la même époque ses « homologues » de l’Angola, du Mozambique et de Guinée Bissau, également en lutte contre le colonialisme portugais. C’est ce mouvement qui proclama l’indépendance du Timor-Oriental en 1975. Une semaine plus tard, l’armée indonésienne occupa le territoire et en fit une nouvelle province d’Indonésie. Tout cela dans le silence complice de la communauté internationale, mises à part quelques protestations des nouvelles autorités portugaises, qui avaient d’ailleurs bien d’autres soucis, à l’époque. Pour cette nouvelle invasion, qui fit au moins 100 000 morts au sein de la population timoraise, 90 % de l’équipement militaire utilisé était d’origine étasunienne. Durant les premières années de l’impitoyable occupation indonésienne, on estime qu’au moins 100 000 autres Timorais périrent de faim et de maladies.
Pendant que, envers et contre tout et dans la plus grande isolation le FRETILIN continuait la lutte contre l’occupation du Timor-Oriental, les Papous persistaient à résister en Papouasie Occidentale. Dans les années 60, le Mouvement Papua Libre avait été créé. Lui aussi mena une lutte armée souvent désespérée contre l’occupant, contre les colons venus de Java et contre les compagnies minières. Le simple fait de revendiquer l’indépendance fut assimilé à un acte de haute trahison par la législation indonésienne, punissable de 20 années d’emprisonnement.
En 1998, la guerre froide était terminée depuis longtemps. Les dictatures anticommunistes se justifiant moins, Suharto se trouvait de plus en plus isolé internationalement. Il fut contraint de quitter le pouvoir, après 34 années de règne sans partage. Le nouveau gouvernement, plus démocratique, entama une politique de décentralisation. L’Irian Jaya fut divisée en deux régions distinctes. Le président Abdurahman Wahid effectua une visite sur le terrain, durant laquelle il fit quelques petites concessions symboliques aux Papous. Il autorisa le drapeau papou, à condition qu’il flottât à côté – et plus bas – que celui de l’Indonésie.
Cependant, la répression ne devait pas prendre fin. En 2001, Theys Eluay, le chef du mouvement indépendantiste, fut assassiné par les forces spéciales indonésiennes. En 2005, des observateurs australiens estimèrent qu’au moins 100 000 Papous avaient été tués par les militaires indonésiens depuis 1969. Certains avancent même des chiffres beaucoup plus élevés : le nombre total des tués s’élèverait en fait à 400 000. Tout cela n’a pas empêché le gouvernement indonésien de signer, en 2007, la charte des Nations Unies relatives aux droits des peuples indigènes !
Les conséquences de ce demi-siècle d’occupation indonésienne sont multiples. La Nouvelle-Guinée est une île unique au monde, pour son écosystème mais aussi pour les cultures des peuples qui y vivent depuis 40 000 ans. C’est un univers de hautes montagnes et de forêts tropicales, avec un climat très humide. Le Puncak Jaya, point culminant, s’élève à 5020 mètres au-dessus du niveau de la mer ; c’est le sommet insulaire le plus haut du monde. Un cinquième des espèces recensées dans le monde vivent en Nouvelle-Guinée.
Depuis leur arrivée, les Indonésiens et les grandes compagnies minières se sont livrées à une déforestation massive. Les cours d’eau ont été pollués par l’exploitation minière. Dans les zones côtières, les arbres ont été abattus pour créer d’immenses plantations de palmiers à huile, où travaille une population venue essentiellement de Java. Aujourd’hui, un tiers de la population du territoire n’en est pas originaire. La riche culture des Papous est donc gravement menacée. Il existe en Nouvelle-Guinée entre 800 et 1000 langues différentes, que l’on peut regrouper en 30 familles linguistiques. En comparaison, le continent européen ne compte que 230 langues, appartenant 3 grands groupes.
Comme je l’ai écrit au début de cet article, en suscitant tant de convoitises, les richesses minières de la Papouasie firent son malheur. Convoitises du grand voisin indonésien, bien sûr, mais aussi et peut-être surtout des grandes compagnies minières internationales. Pour s’emparer de ces ressources et les exploiter, elles ont soutenu et encouragé les ambitions de Djakarta, avant de les manipuler pour étendre toujours davantage leurs zones d’exploitation, au détriment de la population locale.
L’Indonésie est un grand pays, le quatrième de la planète par sa population[10]. C’est le plus vaste État insulaire au monde. C’est une puissance économique et un marché en pleine expansion qu’il ne faut pas négliger. Il conviendrait cependant de l’amener à changer de politique en Papouasie, comme cela fut le cas avec le Timor Oriental, où un référendum d’autodétermination put enfin être organisé par l’ONU, en 1999. Ce petit pays put ensuite recouvrer son indépendance pleine et entière, en 2002.
Espérons que le peuple papou puisse lui aussi avoir la chance de se prononcer sur son avenir. Nul doute que ce peuple, avec son riche héritage culturel, rêve de voir un jour pas trop lointain son drapeau s’élever dans le ciel parisien, devant le siège de l’UNESCO. Ses 40 000 ans de présence ininterrompue sur la terre de Nouvelle-Guinée me semblent justifier pleinement une éventuelle appartenance à cette agence des Nations Unies, censée protéger et promouvoir le patrimoine de l’humanité !
Hervé Cheuzeville, 17 décembre 2011
(Auteur de trois livres: « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale« , l’Harmattan, 2003; « Chroniques africaines de guerres et d’espérance« , Editions Persée, 2006; « Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé« , Editions Persée, 2010)
[1] Appelé « Xinjiang » par les Chinois
[2]829 200 km²
[3]La Kaiser Wilhems Land (Terre de l’Empereur Guillaume) fut un territoire allemand à partir de 1884. Il comprenait le quart nord-est de la Nouvelle-Guinée. En 1914, il fut occupé par les troupes australiennes. Renommé Territoire de Nouvelle-Guinée, il fut confié à l’Australie par la Société des Nations, après la Première Guerre Mondiale.
[4]Le Royaume-Uni prit possession du quart sud-est de la Nouvelle-Guinée en 1884. En 1906, il le céda à l’Australie, qui en fit le Territoire de Papouasie. C’est à partir de ce territoire que les forces australiennes envahirent la partie allemande de l’île, en 1914. Ce sont ces deux quarts, ex-allemand et ex-britanniques qui constituent aujourd’hui la Papouasie Nouvelle-Guinée, dont la capitale est Port Moresby.
[5]L’Indonésie actuelle
[6] Vereenigde Oost-Indische Compagnie
[7] Ahmad Soekarno (1901-1970), premier président de l’Indonésie.
[8]C’est ainsi que les autorités indonésiennes rebaptisèrent la moitié occidentale de la Nouvelle-Guinée.
[9] Frente Revolucionária de Timor-Leste Independente (Front Révolutionnaire du Timor-Est Indépendant)
[10] 240 millions d’habitants
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