Thomas Lubanga : coupable !
Ainsi donc, Thomas Lubanga a été reconnu coupable par la Cour Pénale Internationale de La Haye! Il se trouve que je « connais » bien ce seigneur de la guerre de l’Ituri. J’ai beaucoup écrit sur lui dans mes différents livres. Je crois même être le premier auteur francophone à avoir décrit et dénoncé ses méfaits, et cela dès 2003[1]. Je lui « dois » d’ailleurs l’inspiration et la matière de mon premier livre.
Ce fut en effet la douloureuse expérience vécue en 2001 qui me poussa à essayer de témoigner à travers ce livre. À l’époque, l’UNICEF m’avait chargé d’assurer la démobilisation et la réunification familiale de 165 enfants soldats congolais, tous originaires de l’Ituri. On venait de les découvrir dans un camp militaire de l’ouest de l’Ouganda. Là, les soldats de ce pays leur imposaient une formation militaire. De février à juillet 2001, j’ai donc côtoyé ces enfants âgés de 9 à 17 ans, 163 garçons et deux filles. Ils étaient hébergés sous des tentes, dans un camp de transit situé dans un endroit reculé de l’Ouganda, en pleine brousse, à l’abri des regards indiscrets.
Durant cette période nous devions retrouver les familles des enfants en Ituri et préparer leur retour au pays. À l’occasion des entretiens que j’avais avec ces jeunes, le nom de Thomas Lubanga, qui m’était alors totalement inconnu, revenait fréquemment. C’est ainsi que je découvris que ce petit chef de guerre en avait recruté un grand nombre. Certes, il n’était pas le seul à l’avoir fait. D’autres noms me devinrent également familiers : ceux du chef Kahwa Pandro, de Bosco Ntaganda et d’autres encore. En juillet 2001, je les avais raccompagnés par petits groupes jusqu’à Bunia, chef-lieu de ce district de l’est de la République Démocratique du Congo. J’assistais aux émouvantes retrouvailles avec les parents, les frères et les sœurs. Cette opération de démobilisation fut alors considérée comme un remarquable succès de l’UNICEF.
Cependant, dans les semaines et les mois qui suivirent ce rapatriement, je devais apprendre que de nombreux jeunes avaient été repris par les groupes armés. Là encore, Thomas Lubanga fut souvent cité comme étant le principal auteur de ce nouveau recrutement. L’UNICEF resta bien passif face à ces actes que je lui avais pourtant rapportés à plusieurs reprises. Je finis par apprendre même que certains de ces jeunes à nouveau recrutés, que je connaissais bien, avaient été tués lors de combats qui ensanglantèrent le nord-est du Congo/Zaïre. Profondément marqué par cette affaire, je me mis alors à rédiger ce qui allait devenir mon premier livre.
Ayant vécu une telle expérience, la culpabilité de Thomas Lubanga n’a jamais fait, pour moi, le moindre doute : il est incontestablement coupable d’avoir ordonné et organisé le recrutement et la formation militaire de milliers d’enfants et de les avoir ensuite envoyés combattre dans une guerre sans pitié. La guerre en Ituri a peut-être été encore plus atroce qu’ailleurs au Congo, car elle prit un aspect clairement tribal, avec la création de groupes armés au sein des différents groupes ethniques vivant dans ce district. Chacune de ces milices se sont livrées à d’épouvantables massacres à l’encontre des communautés appartenant à une tribu considérée comme ennemie. Les enfants recrutés par Thomas Lubanga, ainsi que ceux enrôlés part d’autres chefs de guerre ituriens, furent contraints de participer à toutes ces horreurs.
Je devrais sans doute éprouver de la satisfaction à l’annonce de la reconnaissance de la culpabilité de Thomas Lubanga. Il n’en est pourtant rien. Pourquoi donc ?
Thomas Lubanga a commis bien d’autres méfaits durant sa carrière de chef politique et de chef de guerre : collaboration et intelligence avec des puissances étrangères occupant son pays, pillages des ressources naturelles, incitation à la haine tribale, massacres à caractère ethniques à l’encontre des communautés lendu et ngiti d’Ituri, assassinats de religieux et d’agents humanitaires, etc… De tout cela, la CPI n’a retenu contre lui que le recrutement d’enfants soldats. On peut légitimement se poser la question de savoir pourquoi cette juridiction internationale s’est montrée aussi généreuse envers ce seigneur de guerre iturien. D’autant plus que, la CPI, créée en 2002, ne peut pas juger les crimes commis avant la date de sa création. En outre, La Cour Pénale Internationale ne s’est aucunement intéressée à tous ceux qui ont « fabriqué» et utilisé Thomas Lubanga durant cette terrible décennie allant de 1996 à 2006: les chefs d’État ougandais et rwandais, certains politiciens importants de République Démocratique du Congo ainsi que certaines compagnies tant nationales que multinationales.
Ayant été appelé à témoigner au procès de Thomas Lubanga, je me pose certaines questions quant au fonctionnement de la CPI. Alors que je me trouvais au Tchad, je fus contacté par le bureau du procureur. Des enquêteurs de ce dernier recueillirent mon témoignage par téléphone. Cela dura de longues heures et porta sur tout ce que savais au sujet de Thomas Lubanga et du recrutement d’enfants soldats en Ituri. Tout fut minutieusement enregistré et se trouve sans doute encore archivé dans le dossier de Lubanga au bureau du procureur. Finalement, je fus convié à me rendre à La Haye. Je m’y rendis sereinement, malgré le froid glacial qui m’accueillit à la sortie de l’aéroport de Schiphol. Je pensais pouvoir partager avec la Cour mon expérience et les connaissances acquises durant mes années de travail dans l’est du Congo. Grande fut pourtant ma désillusion. Introduit dans la salle d’audience et installé à la barre, je me trouvais à quelques mètres seulement de la défense et de l’inculpé, Thomas Lubanga. Je sentis que ce dernier me dardait de son regard noir et perçant, son visage manifestant une inquiétude certaine. En réalité, il n’avait aucune inquiétude à avoir. Mon témoignage fut totalement inutile. Je n’étais autorisé à m’exprimer qu’en répondant aux questions de l’accusation ou de la défense. Or, à de multiples reprises, je ne pus même pas répondre aux questions que l’on me posait : à peine la question était-elle posée que l’avocat de la défense se levait pour demander qu’on la retire. Et lorsque l’on me permettait de répondre, j’étais aussitôt interrompu par le défenseur de Thomas Lubanga qui trouvait que je m’éloignais du sujet.
Souvent certaines questions ne me concernaient pas. En effet, on m’interrogeait au sujet d’un ex-enfant soldat que je connaissais bien. Ce dernier avait accepté de témoigner, avant de se dédire et de refuser de se rendre à La Haye, sans doute effrayé par les menaces reçues par sa famille restée en Ituri. La maison de sa sœur avait d’ailleurs été détruite par un mystérieux incendie. On voulait me faire confirmer que le garçon en question avait bel et bien servi dans la milice de Thomas Lubanga. De cela, j’en étais certain. Mais je n’en avais aucune preuve : les groupes armés n’ont pas pour habitude de fournir à leurs conscrits des documents faisant état de leur « incorporation » ! L’avocat de la défense chercha à me piéger à plusieurs reprises en tentant de m’amener à me contredire (ce que je ne fis pas) ou en mettant en valeur mon manque de preuves quant au passé du jeune en question. J’aurais voulu pouvoir m’exprimer sur le processus de recrutement des enfants, sur le fonctionnement de la milice de Thomas Lubanga, sur la terreur qu’elle faisait régner en Ituri, sur les menaces et les intimidations à l’égard de ceux qui auraient voulu témoigner, mais on ne me posa aucune question à ce sujet…
Je quittai la salle d’audience amer, réalisant que mon déplacement depuis le Tchad avait été totalement inutile. Je n’ai plus jamais été contacté par la CPI. La reconnaissance de la culpabilité de Thomas Lubanga, intervenue hier, a soudain fait ressurgir en moi de bien pénibles souvenirs. Celui de ces jeunes qui m’avaient fait confiance et qui avaient accepté de rentrer en Ituri, un jour de juillet 2001. Celui du regard noir que Thomas Lubanga posait sur moi, alors que je tentais de répondre aux questions des avocats de l’accusation et de la défense dans une salle d’audience de la CPI, un jour de décembre 2010.
Thomas Lubanga va sans doute être condamné à une conséquente peine de prison. Il fera très certainement appel et la procédure à son encontre va encore durer des années. Il peut cependant s’estimer heureux : il n’a eu à se défendre que d’un seul chef d’accusation. Et la vie dans une prison néerlandaise est certainement bien meilleure que celle qu’il a fait mener à des milliers d’enfants recrutés par ses soins.
Une éventuelle condamnation de Thomas Lubanga risque malheureusement de raviver les haines et de provoquer de nouvelles violences, en Ituri. Déjà, à l’annonce de la reconnaissance de la culpabilité de leur chef, des responsables de son parti ont menacé de reprendre les armes. Pour ma part, si tel était le prix à payer pour l’instauration définitive de la paix en Ituri, je préférerais certainement voir Thomas Lubanga acquitté…
Hervé Cheuzeville, 15 mars 2012
(Auteur de trois livres: “Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale“, l’Harmattan, 2003; “Chroniques africaines de guerres et d’espérance“, Editions Persée, 2006; “Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé“, Editions Persée, 2010).
[1]Dans mon premier livre « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique Centrale », L’Harmattan, 2003.
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