La presse djiboutienne dans un désert lugubre
Reporters sans frontières (RSF) a rendu public, mardi 20 avril 2021, son rapport sur l’état de la liberté de la presse dans le monde. Un classement où la république de Djibouti truste les dernières positions. Classé 176ème sur 180 pays, un regard s’impose sur la situation de la presse dans ce petit pays peu médiatisé.
1. Presse privée : bâillonnée et inexistante
« L’arsenal répressif déployé contre les journalistes à Djibouti fait régner une véritable terreur médiatique. Aucun média privé ou indépendant n’est installé sur le territoire ».
C’est par cette note succincte et assassine dans son dernier rapport annuel du 20 avril 2021 que Reporters sans frontières brosse la situation du paysage médiatique de la république de Djibouti et met en lumière la singularité qui la distingue des autres pays d’Afrique, en général, et des pays voisins, en particulier, où pullulent la presse écrite et audio-visuelle. Un seul journal, une seule radio, une seule télévision, c’est l’exception djiboutienne dans toute sa dissymétrie saisissante.
Pourtant, la fin des années 80 et le début des années nonante voient éclore plusieurs titres éphémères de quelques feuillets souvent bimensuels : Le Combat, Horizons, Le Démocrate, La lettre de la coordination, Le Salut, Renouveau, Réalité, Le Républicain… Mais, depuis bientôt une quinzaine d’années, la presse privée dite « indépendante », utilisée comme instrument de contre-pouvoir qui influence et modèle les esprits, subit un acharnement qui l’a encalminée, de la part d’un pouvoir fragile conscient du pouvoir potentiel d’une presse libre lui échappant, se sentant menacé comme s’il avait le « trouillomètre » à zéro, concevant toute critique n’allant pas dans le sens de sa volonté, aussi constructive soit-elle, comme une attaque. C’est pourquoi, une telle presse, vue comme une grenade dégoupillée et la revendication d’un desideratum, est interdite. Impossible dès lors pour elle, de se mettre en place, de se déployer et de durer.
Les méthodes utilisées restent les mêmes. Inquiéter. Intimider. Terroriser. Confisquer. Emprisonner. Le moindre article pointant du doigt les errements du gouvernement provoque l’ire du pouvoir, mettant en route toute une mécanique bien huilée et se transforme en un prétexte dont le purgatoire reste la prison de Gabode. Depuis, diverses allégations fallacieuses et toute une kyrielle de charges (diffamation, propagation de fausses informations, …) ont été utilisées pour mettre hors de champ et légitimer l’interdiction de publication. Le dernier en date n’est autre que le journal « L’Aurore » interdit depuis janvier 2016 dont le seul crime est sa liberté de ton avec ses éditoriaux ironiques et ses chroniques allusifs.
D’autre part, en ne dédouanant pas le régime, il faut reconnaître que la presse non officielle appartient aux partis politiques et non à des groupes de presse. De facto, il s’agit d’une presse d’opinion et par conséquent militante dirigée par des politiciens sans formation journalistique, sans un plan de financement, sans perspective tracée, défrichant sur le tas le métier ses us et coutumes, son environnement, et dont les parutions ressemblent davantage à des scribouillards qu’une vraie édition de professionnels. Cela va sans dire que tout l’objectif de cette presse porte le sceau de la voix d’une tranche de la population et se focalise sur la diffusion d’un message mobilisateur qui la rend indubitablement guindée. Ce qui explique, en partie, aussi, sa disparition, privant par conséquent des Djiboutiens d’une information pluraliste.
2. Presse publique : dans une logique d’embrigadement et de soumission
La RTD – La Radio Télévision de Djibouti – et La Nation – l’unique journal trihebdomadaire –, seules rescapées d’une presse mise au pas, résorbent à elles seules toute l’information et jouent un rôle essentiel pour le gouvernement, qui, ayant compris que la manipulation de l’information est un pouvoir efficace, impose son monopole et l’utilise comme organe de propagande. Elles s’acquittent, d’ailleurs, avec zèle du rôle de porte-voix servile du régime, dictant, ainsi, la liturgie d’une hagiographie frénétique.
En effet, les médias officiels, instrumentalisés, « sont utilisés à des fins de propagande par le gouvernement » –dixit le rapport de RSF de 2021– et s’attachent, sans cesse, à escamoter les réalités ou pire à les dénaturer niant les faits et décrivant des situations les plus reluisantes pour orienter, anesthésier la population et rassurer les partenaires étrangers. Cette presse à la phraséologie gouvernementale, dont l’exploitation des moyens technologiques du 21ème siècle avance à la godille, se réduit en un canal de transmission du message étatique, un média de communiqué relayant les déclarations officielles. Pour ainsi dire, elle se contente du factuel en vulgarisant les événements comme les séminaires, les rencontres officielles, les poses de pierre des projets « éléphants blancs », qui pour la plupart ne voient jamais le jour, les activités du parti au pouvoir. En somme une presse inféodée au parti État, le RPP. Pour preuve, la diffusion récemment en live du dernier congrès du RPP et la multiple rediffusion dans son intégralité. Pour quel autre parti politique du pays cela est-il possible ? Cette inaccessibilité de l’opposition à ces deux médias est une tare pour la liberté de la presse.
Une autre critique que l’on peut adresser à l’endroit tant de la presse écrite qu’audiovisuelle, autre que son contrôle par le pouvoir et son assujettissement, est l’inexistence d’un travail d’analyse, de fond sur la situation socio-politico-économique du pays. L’on remarque depuis une quinzaine d’années la disparition systématique de toutes les émissions politiques à la RTD. Les émissions très prisées d’une certaine époque telles que « Maxa Ka Run Ah », « Kulaan », « Gros Plan », « Dhagan iyo Sugaan », nécessité nationale et épine dorsale de l’intérêt publique, ont complètement disparu du paysage audiovisuel de Djibouti. Idem à La Nation quant aux rubriques « Gor-Gor », « Le billet d’Abdallah », « La page du courrier des lecteurs » qui permettaient à beaucoup de Djiboutiens de réagir sur la situation du pays. Autant dire que depuis, c’est le désert total, entrainant un désintéressement du lectorat qui se tourne vers la presse internationale. Le peu de Djiboutiens qui achètent encore La Nation ne se précipitent-ils pas immédiatement sur la catégorie « Appels d’offres » ?
Et que dire des journalistes djiboutiens ? Devant la gestion « hitlérienne » de l’information et le visage marmoréen de leur hiérarchie, les journalistes, impuissants, dans une apathie débonnaire et pusillanime les paralysant, ont, quant à eux, courbé l’échine depuis bien longtemps et se cantonnent uniquement dans un rôle de panégyriste dont la figure allégorique parsème leur travail de discours mi-chèvre mi-chou que les plus honnêtes d’entre eux considèrent comme des longs pensums. En résumé, des plumes serves et des micros souples d’échine.
3. Propositions : pour un « Printemps » de la presse djiboutienne
Classé 176ème pays sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse, et face à cet anéantissement, la nature ayant horreur du vide, les Djiboutiens recourent aux réseaux sociaux, « commères des bains de maures » selon l’expression, devenus la première source d’informations où circulent comme une trainée de poudre, pêle-mêle, tous les ragots de « radio-trottoirs » dont il faut passer au peigne fin pour démêler la vraie de la fausse information.
Devant ce constat pas du tout emballant, il ne s’agit pas de rester dans la ritournelle classique, ni d’ailleurs de « raboter », mais dans un esprit résolument moderniste, il est temps que les journalistes djiboutiens, maintenus dans une médiocrité profonde et inquiétante, réalisent « le printemps » de la presse djiboutienne. Cela passe obligatoirement par entre autres :
*) la tenue des États généraux de la presse, pas un simulacre de discussions comme cela a été pour l’Éducation nationale ;
*) la création d’un observatoire des métiers de la presse ;
*) la création d’une presse privée tant par les partis politiques que les groupes de presse ;
*) la révision et surtout l’assouplissement de la loi relative à la liberté de la communication de 1992 ; dans son rapport de 2021, RSF note que « la loi sur la communication est elle-même une entrave à la liberté d’expression et au pluralisme médiatique » ;
*) le renforcement du syndicat des journalistes et l’arrêt de tout clonage, qui est malheureusement encore d’usage à Djibouti ;
*) le développement et l’émergence des médias en ligne…
Kadar Abdi Ibrahim
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