Réaction à la contribution de James Gasana devant la Fondation Jean Jaurès en France

Introduction

 

Le 26 mars 2021, l’historien Vincent Duclert remettait au président de la République, Emmanuel Macron, le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide rwandais, après deux ans de travaux destinés à faire la lumière sur le rôle et l’engagement de la France entre 1990 et 1994. Pour débattre de ce rapport, la Fondation Jean Jaurès a rassemblé, le 30 septembre dernier, plusieurs personnalités. Parmi celles-ci figurait le Dr James Gasana, qui fut ministre de la Défense au Rwanda d’avril 1992 à juillet 1993.

 

Sa présentation

 

La fondation Jean Jaurès présente James Gasana comme ancien ministre de l’Agriculture au Rwanda jusqu’en avril 1992, puis ministre de la Défense au sein du gouvernement de transition jusqu’en juillet 1993, date à laquelle, sa vie étant menacée, selon lui, par les extrémistes hutus, il se réfugia en Suisse. Il participa un temps, au nom du gouvernement de transition, aux négociations menées avec le Front Patriotique Rwandais (FPR) dans le cadre du processus d’Arusha.

 

Contribution de James Gasana

 

Dans sa longue contribution, James Gasana a tenté de relever les aspects non abordés par la Commission Duclert alors que de son avis, ils étaient essentiels pour mieux comprendre l’action de la France au Rwanda entre1990 et 1994.

 

Ses aveux

 

Dans son intervention, James Gasana reconnaît qu’il était plus proche du parti MDR dont était issu le Premier ministre agro-vétérinaire comme lui (Gasana est docteur en foresterie), que de la direction du MRND, parti dont il était portant officiellement membre et qu’il était censé représenter dans un gouvernement de coalition.

De plus, il reconnaît avoir fait partie d’un petit groupe qui, considérant le Président Habyarimana comme condamné à perdre le pouvoir, devait réfléchir sur son remplacement.

 

Et puis il reconnaît à demi-mots qu’il avait des contacts et des échanges avec le FPR, même en dehors du cadre légal et réglementaire comme il se devait dans un pays en guerre.

C’est peut-être par ses relations privilégiées avec le FPR qu’il peut affirmer qu’il y avait un accord secret entre Habyarimana et Museveni (et donc avec le FPR) d’attaquer le Rwanda pour pouvoir résoudre le problème des réfugiés. On croit rêver ! donc Habyarimana a avalisé l’attaque de son pays ! Gasana James est, on ne peut plus clair : « Le plan était que le FPR lance une brève offensive qui pénètrerait en territoire rwandais jusqu’à un certain point (mais pas au-delà de Lyabega), ce qui permettrait de signer immédiatement un accord de cessez-le-feu, de nommer au gouvernement Rwigema et d’autres personnalités du Front et d’intégrer les combattants de ce dernier aux FAR ». Curieusement, à ce sujet, il est sur la même longueur d’ondes que Johan Swinnen, qui était ambassadeur au Rwanda en 1994.

 

Les non-dits

 

En bon Chanoine et donc forcément discret, James Gasana ne cite pas d’autres membres de son groupe de réflexion qui planchait sur l’après Habyarimana. Il se contente seulement de citer le Directeur de Cabinet du Président, le ministre de l’Intérieur et le Conseiller politique à la Présidence, …, tous appartenant au MRND, mais ne révèle pas ceux de l’opposition notamment du MDR de son ami et patron Dismas Nsengiyaremye, alors qu’ils sont connus.

 

Dans le même souci de rester vague, il ne précise pas que c’était une puissance étrangère très au fait et impliquée dans le dossier rwandais qui fut à la base de la constitution de ce groupe. Il est de notoriété publique que cette puissance a contacté presque tous les jeunes cadres, surtout universitaires du MRND en leur disant que le Président Habyarimana était définitivement condamné à quitter le pouvoir et que donc qu’il ne faudrait pas que ces jeunes cadres prometteurs gâchent leur avenir en s’accrochant à un président en partance. Certains n’ont pas cédé à cette campagne se disant qu’ils ne pourraient pas trahir leur conscience qui les a fait adhérer au MRND dont ils épousaient la politique. Mais le ministre de la Défense issu du MRND, James Gasana, a cédé jusqu’à ce qu’il déserte, en temps de guerre en juillet 1993. Il a cru et a adhéré à l’idée que Habyarimana ne devait plus être Président du Rwanda. Ceci, il ne le dit pas dans sa contribution à la Fondation Jean Jaurès.

 

Ses actes et son bilan pendant les 15 mois qu’il a passé comme ministre de la Défense d’un pays en guerre

 

– Les premiers arrêtés ministériels qu’il s’est empressé de signer dès qu’il fut nommé ministre de la Défense sont ceux mettant à la retraite immédiate des officiers âgés de 50 ans ou plus dans l’Armée ou dans la Gendarmerie. Ceci dans une situation de guerre où partout ailleurs au monde même les officiers déjà en retraite devaient être rappelés sous les armes.

 

– Suivra la réintégration des officiers qui avaient quitté l’armée depuis 1988 et parmi lesquels certains avaient été condamnés pour “intelligence avec l’ennemi”. Ils furent non seulement réintégrés dans les rangs mais surtout régularisés en grade et traitement. Concrètement, ils se retrouvèrent plus haut gradés que leurs promotionnaires restés sous les drapeaux et au front depuis 1990, et en plus, ils  touchèrent des milliers de francs correspondant aux années qu’ils avaient passées hors de l’armée. Pour mécontenter et démotiver les hommes de troupe, on ne pouvait pas trouver mieux.

 

– Ensuite le ministre s’empressera de désorganiser les secteurs opérationnels et les unités en opérant des mutations intempestives de leurs commandants sur base des étiquettes politiques.

 

– Plus grave, il couvrira l’opération qui consistait à connecter son cabinet à la presse de l’opposition et aux états-majors de ces partis. Le résultat fut que ces médias et ces partis recevaient en même temps que lui et des fois avant lui, des messages classifiés “confidentiels ou Secret défense” et certains étaient aussitôt diffusés dans le public.

 

Certains Commandants d’unités ont été sanctionnés ou relevés de leurs commandements quand leurs messages ou rapports secrets ou confidentiels adressés à leur hiérarchie, dont le ministère de la Défense, ont été diffusés par la presse de l’opposition avant même que ces échelons ne les aient analysés. Le ministre Gasana leur reprochait la teneur de ces messages et rapports mais sans jamais se poser la vraie question, celle de comment des messages “secrets défense” adressés au ministre de la Défense dans un pays en guerre, peuvent être étalés sur la place publique comme le faisait remarquer les commandants mis en cause. Au lieu de chercher à savoir comment ces messages secrets fuitaient de son cabinet et de colmater la brèche, le ministre rétorquait tout simplement que leurs rédacteurs ne devaient pas décrire l’atmosphère et la situation qui régnaient dans leurs unités alors, que c’était de leur devoir, pourvu que ça soit tenu secret et par eux mêmes et par les destinataires.

 

Motivations de son action au ministère de la Défense dans un pays en guerre

 

Comme dit plus haut, le ministre Gasana considérait que Habyarimana et son parti MRND étaient finis et que l’avenir appartenait au parti de son ami et patron Nsengiyaremye, le MDR. Il se devait donc de se montrer loyal et entreprenant aux yeux des futurs maîtres du Rwanda.

 

Un grand chantier qu’il avait commencé mais qu’il n’avait pas encore achevé en juillet 1993 lors de sa désertion en temps de guerre.

 

Quand il a fui le pays en guerre dont il était ministre de la Défense, James Gasana comptabilisait sur sa tète, en seulement 15 mois, un certain nombre d’actions qui allaient dans le sens de ses nouvelles convictions politiques comme ami et confident du Premier Ministre issu du parti d’opposition au MRND, à savoir le MDR.

 

En plus des décisions prises dès son entrée en fonction comme on l’a vu plus haut, James Gasana avait entamé un grand chantier mais qu’il ne put hélas achever en juillet 1993 quand il déserta.

Réorganiser les Etats-Majors (Armée et Gendarmerie) selon les directives du Premier Ministre issu du parti de l’opposition MDR.

Après avoir écarté les Chefs d’états-majors jugés trop proches de Habyarimana par une mise à la retraite en temps de guerre, il avait commencé à remodeler ces États-majors selon les directives du MDR. Ainsi à l’Etat Major de l’Armée, il lui fut intimé ordre d’écarter le G1 (chargé du personnel) et le G2 ( chargé des renseignements) car considérés comme des hommes du Chef d’état-major qui venait d’être mis à la retraite en temps de guerre. Bien plus, son ami et patron Nsengiyaremye exigea que la fonction de G1 pour gérer le personnel devait revenir à un officier de son choix. Ce qui fut chose faite. Dans l’état-major de Gendarmerie, après le départ à la retraite du G1 et du G3 (Instruction et Opérations), toujours le MDR à travers le Premier Ministre, ordonna au ministre de la Défense d’écarter de la Gendarmerie un officier qui devenait le plus ancien en grade et en plus le seul Breveté de l’École Supérieure de la Gendarmerie car jugé trop proche de Habyarimana et le risque était qu’en restant dans la Gendarmerie même en dehors de l’EM il pouvait être Commandant du grand camp de Kacyiru et du Groupement Kigali, ce qui lui permettrait de gêner les actions des fauteurs de troubles de l’opposition. Ce fut chose faite.

 

S’entourer, dans son cabinet au ministère, des officiers recommandés par les partis l’opposition et donc politiquement rangés.

Fin 1992, il avait déjà achevé cette tâche Et les principaux officiers de son cabinet étaient ceux choisis ou ayant l’aval des partis d’opposition (Conseiller Technique, Conseiller Juridique/ Conseil de Guerre, Sûreté Extérieure, etc.).

 

Processus de démantèlement des unités dites d’élite de la garnison Kigali-Kanombe.

C’est le seul pan du vaste chantier que le ministre James Gasana n’avait pas encore achevé quand il a dû fuir suite à  une histoire de panier d’avocats (fruits et pas juristes) qu’il connaît bien mais que l’opinion rwandaise connaît mal.

 

En jargon militaire, on parle “d’unité d élite” pour qualifier une unité dont les effectifs sont complets selon le Tableau Organique (TO), bien encadrée selon la technique d’état-major: Pelotons commandés par des Sous-lieutenants ou Lieutenants, Compagnies commandées par des capitaines et Etat-Major complet (S1, S2, S3 et S4 ) constitué d’officiers de ce rang et formés pour cela. De plus, l’unité d’élite équipée en matériel nécessaire et suffisant selon sa spécialité et enfin elle est bien entraînée pour accomplir ses missions. Dans l’Armée rwandaise de telles unités étaient cantonnées dans la garnison Kigali-Kanombe. Nous pouvons citer le Bataillon Para-commando (Bn Para), le Bataillon de Reconnaissance (Bn Recce, la seule unité blindée de l’AR), le Bataillon Garde Présidentielle (Bn G Pres), le Bataillon de Police Militaire (Bn PM) et le Bataillon d’Artillerie de Campagne (Bn AC).

 

Dès l’entrée en fonction du gouvernement de coalition dirigé par un docteur vétérinaire issu du parti MDR, le constat (erroné) fut fait que ces unités étaient acquises au Président Habyarimana de par leurs commandement et l’une des missions que cette opposition donna au nouveau ministre de la Défense était de les démanteler ou au moins de les affaiblir à défaut de les faire basculer dans le camp anti-Habyarimana.

 

Le ministre James Gasana s’y attela dès sa prise de fonction. Mais hélas il ne put achever la tâche et déserta avant. Malgré tout, son bilan en la matière fut visible et eut des répercussions pendant l’assaut final du FPR dans la conquête militaire du pays d’avril à juillet 1994.

Il estimait qu’au Bn de Recce et au Bn PM, le processus avait réussi ; au Bn GP, la manœuvre se limitait à affaiblir son commandement en écartant les anciens pour les remplacer par ceux jugés inexpérimentés : le Bn Para et le Bn AC était encore en sursis en attendant une occasion propice.

 

En conclusion

 

Le colloque de la Fondation Jean Jaurès aura permis à l’ancien ministre James Gasana de dévoiler un pan de ses actes posés comme ministre de la Défense d’un pays en guerre. Il n’avait pas tout exposé dans les livres qu’il publie. Mais dans ce cas, son intervention éclaire davantage les Rwandais au sujet des défis auxquels le peuple fut confronté suite aux ambitions ou à la naïveté de ses soi-disant intellectuels qui furent pourtant formés à la sueur du front du menu peuple. Plus terre à terre, aucune armée au monde, avec à sa tête une direction politique de cet acabit ne serait prétendre gagner une guerre. Mais ceci n’est pas pour excuser les FAR, c’est seulement une illustration des errements de la classe politique du Rwanda de 1990-1994.

 

Emmanuel Neretse

 

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