Enjeux agricoles en Afrique centrale
Nous avons assisté dans la nuit du 13 au 14 avril dernier à une nouvelle escalade des affrontements au Moyen Orient. En effet, l’Iran à décider de « riposter » frontalement aux dernières manœuvres d’Israël. Ces évènements viennent confirmer l’accentuation de l’instabilité politique depuis la COVID 19, par le bouleversement des grands équilibres géopolitiques hérités de la seconde guerre mondiale. Maintenant que nous avons tous compris les effets délétères de toute instabilité internationale sur la chaine de valeur du commerce international, toutes hypothèses peuvent être vraisemblablement envisagées dans le sens d’une demande supérieure à l’offre sur les denrées alimentaires, telle que nous avons connu lors du déclenchement de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Il est pertinent de rappeler que le prix du blé a explosé depuis le début du conflit armé. La tonne de blé a dépassé 450 euros, alors qu’elle oscillait autour de 200 euros avant la guerre, étant entendu que la Russie et l’Ukraine assurent à elles seules 30% des exportations mondiales de blé.
Cette répétition d’évènements depuis 2019 donne de la matière à une réflexion de fond. Il est plus que temps pour l’Afrique, en particulier l’Afrique centrale d’assumer une vraie orientation de souveraineté alimentaire et en dépassant les incantations et les plâtrages habituels dans l’organisation des forums, des symposiums, des congrès etc. soi-disant dédiés au développement agricole.
Il est temps de se rendre à l’évidence que ni la multiplication de projets mineurs de valorisation des productions agricoles avec les petits exploitants locaux, ni la dotation de quelques outillages et équipements agricoles (certes utiles), n’induiront la vraie transformation et industrialisation agricole.
Les africains doivent changer la conception du développement agricole en l’installant au rang du domaine souverain et régalien, au même titre que la sécurité nationale, la justice, la santé, l’éducation et la défense nationale. De toute évidence, il conviendrait d’installer un budget pour le secteur agricole équivalent, ou supérieur au budget des ministères régaliens tels que celui de l’armée, de l’intérieur ou l’éducation nationale.
Il est certain pour nos pays que la guerre prévisible et imminente sera plutôt alimentaire qu’envoyer nos armées au front se battre contre nos voisins.
Ériger l’agriculture au rang de secteur de souveraineté consiste à mettre en place des politiques nationales et volontaristes d’investissements massifs dans le secteur agricole en intégrant le fait qu’aucune multinationale ne viendra investir en masse de manière consistante dans nos régions par le simple fait du calcul des risques objectifs entre la production, la commercialisation et le retour sur investissement. Ces risques tiennent par :
°Le manque d’infrastructures (pour le transfert de la production, l’exportation et la commercialisation locale);
°La faible disponibilité d’énergie pour la production;
°L’étroitesse du marché pour la commercialisation locale ou sous-régionale du fait de la faiblesse du revenu réel par habitant;
°La concurrence internationale sur le secteur de la production agro-industriel avec de nombreux producteurs matures.
Est-ce qu’il vaut mieux pour une multinationale continuer l’approvisionnement des oranges sur le bassin méditerranéen plutôt que lancer une nouvelle production au Congo par exemple, avec le facile accès au marché de toute l’Europe au départ de la Méditerrané ou les ports, les aéroports, le rail et la route ne constituent plus véritablement un enjeu?
On peut se demander dans un autre exemple si JBS, le leader mondial de la production de viande (bœuf et volaille entre autres) pourrait transférer une partie de ses fonds d’investissements vers le Gabon ou la Guinée plutôt qu’au Brésil.
Est-ce que Walmart leader de la grande distribution en Amérique, investirait sur la production des fruits tropicaux pour sa distribution en Afrique plutôt qu’en Floride, dans les Caraïbes ou en Amérique Latine quant au regard des problématiques suivantes :
°Les visions courts et moyens termes des placements financiers pour une multinationale, bien différentes de celle d’un État.
°Les enjeux de la monnaie, avec le questionnement récurrent sur le devenir du franc CFA.
°Enfin des enjeux de la stabilité politique dans les états d’Afrique.
Il faut opérer une transition, voir un changement dogmatique pour les états africains en considérant immédiatement le secteur agricole comme une arme puissante à développer autant que l’armée, pour assurer la sécurité nationale. Il faut que le dogme fasse passer l’investissement militaire dans un second plan, comparativement à l’agriculture étant entendu que tout l’investissement au profit des forces armées ne tient que pour des raisons de sécurité nationale, et non en prévision d’une hypothétique guerre au-delà des frontières nationales, alors que la vraie guerre à mener est celle de l’autosuffisance alimentaire.
Si nous jetons un coup d’œil sur les facteurs qui ont emmené les révolutions agricoles et maintiennent encore aujourd’hui ce secteur comme prioritaire en Europe, en Russie, aux États-Unis, ou en Chine, nous observons aisément que les grands bouleversements agricoles que cela soit la restructuration foncière, la mécanisation, la chimie agricole, la biologie agricole, l’intelligence artificielle ont été impulsés par l’action publique. En partant des « bourgeois » bien établis, qui ont influencé la décision publique à imposer les nouvelles pratiques notamment l’abandon des jachères au XIXe siècle; l’explosion du machinisme agricole qui vient du transfert de technologie du machinisme de guerre vers l’agricole qui a été impulsé par les États. C’est également le cas de la chimie agricole qui est issue tout d’abord du recyclage des stocks d’azote issus de l’armée à l’issue de la seconde Guerre mondiale. Toutes ces avancées n’avaient qu’un objectif de croissance des rendements et d’amélioration de la qualité des productions afin de nourrir le plus grand nombre. C’est ainsi que la famine qui frappait régulièrement les pays européens a été éradiquée.
Aujourd’hui encore, l’Union Européenne soutient son agriculture par une politique volontariste de subvention agricole appelée la Politique Agricole Commune (la PAC).
Une volonté et une incitation publique, telle est la clé du développement agricole.
Pour l’Afrique centrale, au-delà de la révolution agricole attendue, de nombreux enjeux connexes s’associent sous plusieurs formes et tous concourent au développement humain, économique et industriel des territoires. Il est juste d’associer le développement du secteur à un effet de levier extraordinaire pour :
°L’aménagement du territoire,
°Le développement des régions,
°La sédentarisation des populations,
°Le développement des infrastructures,
°L’accélération de l’industrie de la transformation.
°La construction des centrales de production d’énergie,
°La dynamisation économique par la sous-traitance sur des secteurs annexes,
°La création d’emplois,
°La création des centres d’affaires et de distribution pour la commercialisation des produits agricoles.
L’enjeu du développement et donc de l’investissement agricole doit être érigé en mission de souveraineté intégrant une autre règle de retour sur investissement, non plus uniquement basée sur la rentabilité financière immédiate. Toutefois, le volontarisme étatique doit s’accompagner d’une gouvernance agricole structurée et concédée à des établissements publics industriels et commerciaux, régis par des règles de fonctionnement du secteur privé, en somme, des concessions d’exploitation. Cette gouvernance doit être appointée selon des règles de transparence et de compliance, avec un mandat à objectifs clairement définis pour garantir que l’investissement public s’adresse bien à l’objet et que la gestion opérationnelle est conforme et tend vers les résultats attendus.
Il est donc crucial que les gouvernements saisissent ces enjeux et mettent en place une stratégie volontariste s’accordant sur un niveau d’investissement du secteur agricole équivalent voir supérieur à celui de l’armée, car ni Nestlé, Danone, JBS, Heineken, PepsiCo, CF Industries, Israël Chemicals Lt ou Nutrien Limited ne viendront investir de manière consistante et durable dans ces pays, et à juste titre, car ce sont des entreprises privées avec des contraintes de rentabilité très différentes d’un état. On peut d’ailleurs noter le fait que les quelques multinationales qui se sont installées en Afrique centrale, opèrent sur des productions spécifiques souvent difficiles à mettre en œuvre ailleurs et altérant à terme la qualité des sols telles que l’hévéa culture, l’Eucalyptus ou des plantations similaires et très rarement pour produire les denrées alimentaires de bases comme le blé, l’orge, le mil, le sorgho, le maïs ou le manioc.
Mener une politique souveraine de développement agricole actuellement n’est plus sujet aux mêmes enjeux techniques et technologiques qu’au siècle dernier…Nous avons à disposition l’ensemble des intrants techniques et industriels permettant une production agricole à grande échelle que cela soit :
°La mécanisation
°L’irrigation
°Les intrants agricoles
°Les additifs de production chimique ou biologique
°L’intelligence artificielle
L’Afrique centrale avec ses terres fertiles dispose d’un atout indéniable permettant non seulement de s’autosuffire, mais aussi de devenir à terme le grenier du monde. L’urgence réside pour nous dans la prise de conscience et la volonté d’ériger le développement agricole en secteur régalien avec une vision à long terme. Car le domaine du régalien n’est pas un projet politique qui s’inscrit à l’échelle d’un simple mandat politique, mais bien un projet de vie pour la nation et le bien commun de tous les citoyens.
Durlon ABIAGA NGOME
Expert en projets de Développement & Infrastructures
CEO Atlantique Développement Canada
Ancien Directeur du Développement du Réseau du Groupe Optorg – Tractafric
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