Yahya Jammeh, dictateur et thaumaturge

Yahya Jammeh/photo wikipédia

L’Afrique a longtemps souffert de l’image déplorable donnée d’elle-même par les clowns sanglants qui, durant les années 70, occupèrent le devant de la scène : les Idi Amin Dada, Bokassa et autres Macias Nguema[1]. Ces sinistres bouffons continuent malheureusement, bien après leur disparition, à « incarner » le continent noir dans l’esprit de nombre d’Occidentaux. Ces derniers oublient trop souvent que ces tyrans ridicules n’ont pu accéder au pouvoir et y demeurer – trop longtemps – que grâce à la bienveillante complicité de cet Occident, français ou britannique. J’ai vécu plusieurs années en Ouganda. Je me souviens encore des questions qui revenaient le plus souvent, lors de mes congés européens : chaque fois, on me demandait des nouvelles d’Amin Dada, alors que ce dernier avait fui le pays trois décennies avant ma venue dans ce pays.

L’Afrique est riche en hommes et en femmes talentueux, bien loin de l’image déplorable donnée par ces tyrans qui – du moins l’espérais-je – appartenaient à un passé révolu. Malheureusement, tel n’est pas le cas. Il existe encore des dirigeants subsahariens qui semblent se  complaire à entretenir ces images caricaturales du chef africain. De tels dictateurs ne peuvent que perpétuer le mythe de la supposée incapacité africaine à gérer de manière rationnelle les affaires d’un Etat et à instaurer des régimes démocratiques qui ne le soient pas uniquement de façade.

En octobre dernier, dans mon article intitulé « Vive la Zambie ! », je saluais l’exemple positif donné par ce pays d’Afrique australe au continent tout entier et même au-delà (à la Russie, par exemple !) Depuis ces élections exemplaires, d’autres ont lieu sur le continent africain. Elles furent, il faut bien l’avouer, moins brillantes que celles de Zambie.

Je souhaiterais en particulier mentionner celles qui se sont tenues le 24 novembre dernier dans le plus petit pays d’Afrique continentale. Ce pays, on en parle peu, dans nos grands médias. Il est surtout connu par ces Anglaises d’un âge certain qui y arpentent les jolies plages, à la recherche du bel et athlétique éphèbe africain de leurs rêves plus ou moins avoués. Il s’agit de la Gambie. Ce pays méconnu du grand public a la mauvaise fortune d’être dirigé par l’un de ces dictateurs burlesques, comme on en avait connu durant les tristes années 70.

Avant de décrire son président, brillamment réélu, pour un quatrième mandat de cinq ans, il convient d’abord de dire quelques mots de la Gambie. Elle constitue le meilleur exemple d’absurdité coloniale que l’on puisse donner. Il s’agit en effet de la vallée d’un fleuve – ce dernier ayant donné son nom au pays – située au beau milieu du Sénégal, mais qui, à cause des hasards de l’histoire, n’en fait pas partie. Avant même la naissance de Vasco de Gama, le premier navigateur à avoir accompli le tour des côtes africaines, les Portugais avaient installé, dès 1455, des comptoirs le long du fleuve Gambie.

Puis, à partir de 1816, la vallée fut occupée par les Britanniques, alors que les Français s’étaient depuis le règne de Louis XIV installés plus nord, dans un comptoir qu’ils nommèrent Saint-Louis, en l’honneur de leur souverain. Ils devaient d’ailleurs s’établir, plus tard, en Casamance, au sud de cette vallée du fleuve Gambie. La possession britannique se retrouvait donc entourée, au nord et au sud, par des territoires français. Les disputes issues de cette situation furent réglées grâce à une canonnière. Les deux puissances rivales s’accordèrent pour tracer la frontière entre leurs territoires respectifs là où tomberaient les projectiles tirés à intervalles réguliers, vers le nord et vers le sud, par le canon d’un navire anglais remontant le fleuve Gambie.

La frontière orientale du territoire britannique serait, quant à elle, établie à l’endroit où la profondeur ne permettrait plus à la canonnière de poursuivre son voyage vers la source. C’est ainsi que naquit un pays étroit aux contours étranges, suivant toujours le cours du fleuve, jusqu’à 320 kilomètres de son embouchure. La largeur du territoire gambien varie entre 20 et 50 kilomètres, et son altitude n’excède pas 55 mètres au-dessus du niveau de l’océan. Tout autour de cette vallée, c’est le Sénégal. Pour aller de Dakar à Ziguinchor, le chef-lieu de la Casamance, il faut obligatoirement traverser le territoire gambien sur une vingtaine de kilomètres (à moins de faire un détour vers l’est de près de mille kilomètres !) La superficie totale de la Gambie n’excède pas 11 300 km²  (à peine plus que celle de la Corse), ce qui en fait le plus petit pays d’Afrique, en excluant les Etats insulaires que sont l’archipel du Cap Vert ou São Tome e Principe. La population actuelle du pays s’élève à 1,8 million. Pour compléter cette description d’un héritage colonial aberrant, il convient d’ajouter que les Wolof, les Diola et les Toucouleur sont des peuples que cette frontière a divisés, entre Sénégal et Gambie.

Ces deux pays ont donc quasiment la même composition ethnique, les mêmes langues et la même religion majoritaire, l’islam. Seule la langue officielle, celle de l’éducation, diffère : au Sénégal, c’est le français qui s’est imposé, tandis que c’est l’anglais qui est utilisé sur les rives du fleuve Gambie ! Le Sénégal, comme la plupart des pays de l’ancienne Afrique Occidentale Française, a obtenu son indépendance en 1960, tandis le voisin gambien n’y a accédé qu’en 1965, sous l’impulsion de Sir Dawda Jawara[2], son premier président. Le Sénégal est l’un des Etats qui jouent un rôle important au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie[3], alors que la Gambie est membre du Commonwealth.

Fort heureusement, les deux pays appartiennent tous deux à l’ensemble régional, la CEDEAO[4]. Depuis les années 80, le Sénégal a poursuivi son expérience démocratique, s’offrant même le luxe trop rare d’une alternance politique, en l’an 2000, lorsque le sortant Diouf fut battu par l’opposant Abdoulaye Wade. La Gambie quant à elle a pris la direction opposée.  Les trois décennies qui suivirent l’indépendance furent marquées par la personnalité de son père fondateur, Dawda Jawara, et par l’omniprésence de son parti, le PPP (Parti Progressiste du Peuple). Leur pouvoir fut cependant ébréché en 1981, lors d’une première tentative de coup d’État militaire, alors que le président se trouvait à Londres pour assister au mariage du prince Charles et de Lady Di.

Il put cependant rentrer à Banjul[5], la capitale gambienne, grâce à l’intervention des troupes sénégalaises. Lui ayant permis de demeurer président, c’est ce sauvetage sénégalais qui poussa Jawara à accepter la création de la confédération de Sénégambie, quelques semaines après le putsch avorté.  Au vu de la géographie et de la population de ces  deux voisins, cette confédération constituait une étape logique vers une plus grande intégration. Le président gambien en devint le vice-président, tandis qu’Abdou Diouf en assumait la présidence. Malheureusement, l’expérience échoua et la confédération disparut en 1989.

Le second coup d’État eut cependant raison du régime paternaliste de Sir Dawda Jawara.

Quel contraste entre le patriarche vieillissant, diplômé des universités britanniques, converti au christianisme afin de pouvoir épouser une Anglaise, et son successeur, un jeune lieutenant de 29 ans, Yahya Jammeh. C’est cet homme peu instruit qui, depuis son coup d’État réussi du 22 juillet 1994, incarne, parfois pour le meilleur mais trop souvent pour le pire, la petite Gambie. Sous la pression de la communauté internationale, il dut se résoudre à organiser des élections et à tolérer le multipartisme. Mais la démocratie telle que la conçoit Jammeh n’est qu’une démocratie de façade. Il dirige le pays d’une main de fer, n’hésitant à faire disparaître, assassiner ou torturer toute personne pouvant menacer son emprise sur le pouvoir.

Selon un rapport d’Amnesty International, paru en juillet dernier,  ce sont des centaines de Gambiens qui ont connu un tel sort, depuis son arrivée au pouvoir. Dans une allocution télévisée, Yahya Jammeh a d’ailleurs été on ne peut plus clair : « Si vous pensez que vous pouvez collaborer avec les prétendues organisations de droits de l’Homme et vous en sortir comme ça, vous devez vivre dans un monde de rêves. Je vais vous tuer et rien d’autre ne va se passer. » Là encore, le contraste est grand avec son prédécesseur, qui savait, au moment opportun, faire preuve de magnanimité à l’égard de ses opposants.

La situation de la presse gambienne est caractérisée par la peur et l’autocensure. En 2004, Deyda Haidarra, patron du journal « The Point » et correspondant de l’Agence France Presse et de Reporters Sans Frontières, fut tué par balles. Ce meurtre ne fut jamais élucidé. Que peut-on attendre, d’ailleurs, d’une justice aux ordres! Il est  intéressant de noter que c’est un magistrat gambien, Hassan Bubacar Jallow, qui fut nommé en 2003, pour remplacer la trop indépendante Carla del Ponte à la tête du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), avec l’accord bienveillant de Paul Kagame. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jallow ne fait pas preuve de plus de témérité à l’égard du maître de Kigali qu’il n’en fit envers celui de Banjul.

Afin de légitimer sa mainmise sur le pouvoir, Jammeh a créé son parti politique, l’Alliance Patriotique pour la Réorientation et la Construction. Il a aussi organisé des élections tous les cinq ans depuis celles tenues en 1996, après son coup d’ État. Il les a bien sûr toutes remportées haut la main. Les dernières ont eu lieu, on l’a vu, le 24 novembre dernier.  Pour lui faire face, il y a avait bien deux candidats, déjà présents lors des précédents scrutins. Mais, comme au Rwanda, il s’agissait là surtout de candidatures servant de faire valoir au président sortant. Ce dernier, aujourd’hui âgé de 46 ans, ne s’est d’ailleurs même pas donné la peine de faire campagne. Il s’est contenté d’une une tournée dans le pays, afin de remercier ses compatriotes d’avoir bien voulu le réélire, cinq années plus tôt. La CEDEAO ne s’y est d’ailleurs pas trompée, ne jugeant même pas nécessaire d’envoyer des observateurs lors de ces élections. Jammeh fut confortablement reconduit dans ses fonctions, avec 71,5% des suffrages.

Le pire a sans doute été atteint lorsque que Yahya Jammeh fut pris d’une sinistre lubie. Fils d’un guérisseur renommé, il annonça qu’il avait la capacité de guérir le SIDA, l’asthme, le diabète,  l’hypertension et l’impuissance. Tout cela grâce à ses prétendus pouvoirs mystiques et à l’usage de plantes, avec lesquelles il a confectionné une sorte d’onguent verdâtre, dont il garde la composition jalousement secrète. Gare à ceux qui mettraient en doute ses capacités de thaumaturge ! En 2007, il n’a pas hésité à faire expulser le Dr Fadzai Gwaradzimba, représentante coordinatrice du système des Nations Unies en Gambie : elle avait osé exprimer des réserves quant au traitement présidentiel du SIDA. Il devait en faire de même avec le représentant de l’UNICEF. Lors d’un discours, le chef de l’Etat a d’ailleurs dit : « Je guéris le SIDA et je n’ai aucune explication à donner à ceux qui ne croient pas à ce que je fais, et encore moins à l’Occident. » Le président gambien est la vedette d’une émission de la télévision gambienne, au cours de laquelle il prétend guérir du SIDA à l’aide de moult incantations, libations et autres formules magiques.

Dans son édition du 7 décembre dernier, le « Canard enchaîné » a fait l’honneur à Yahya Jammeh de lui consacrer tout un article, en première page ! Cet article, intitulé « Dictateur ? Et Gambien même ! », se faisait l’écho, à la manière sarcastique habituelle du journal, de la récente réélection du président gambien.  Le journal évoquait, entre autres, la récente édification d’un imposant arc de triomphe, haut de 35 mètres, à l’entrée de Banjul, afin de commémorer l’arrivée au pouvoir de Jammeh. Pourtant, comme l’a d’ailleurs souligné l’hebdomadaire parisien, le dictateur gambien ne devrait pas faire rire, pas même sourire. Par ses atteintes aux libertés fondamentales et aux droits de l’Homme, par ses trafics en tous genres (armes et cocaïne, entre autres), par ses relations avec l’Iran d’Ahmadinejad (et, il y a encore peu de temps, avec la Libye de Kadhafi), l’homme fort de Banjul est un personnage dangereux, tant pour son pays que pour la stabilité de la région. Les autorités sénégalaises, qui ne sont toujours pas venues à bout de l’interminable rébellion de Casamance (région méridionale du Sénégal, frontalière de la Gambie) en savent quelque chose.

D’une manière plus générale et au-delà de la personnalité controversée de l’actuel dirigeant gambien, la question de la viabilité de certaines frontières héritées du colonialisme devra tout ou tard être sérieusement abordée. Quelles perspectives de développement véritable peuvent donc s’offrir à la petite Gambie, ce pays enclavé et déshérité où la majorité de la population vit avec moins d’un Euro et demi par jour ? Les Sénégalais et les Gambiens n’auraient-ils pas tout à gagner si leurs pays formaient enfin une véritable confédération ? Cet Etat confédéral aurait le français et l’anglais comme langues officielles, atout non négligeable, à l’heure de la mondialisation.

Le départ du pouvoir de Yahya Jammeh ne semble pas être pour demain. Sans sombrer dans un néocolonialisme qui n’a plus lieu d’être, il est pourtant à souhaiter. Il en va de la dignité de l’Afrique et de la fierté des Africains. Espérons donc que les Gambiens parviennent à se débarrasser de leur président thaumaturge afin de pouvoir s’exclamer, en parodiant le style du « Canard » : plus jamais Jammeh !

Hervé Cheuzeville, 11 décembre 2011.

(Auteur de trois livres: « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale« , l’Harmattan, 2003; « Chroniques africaines de guerres et d’espérance« , Editions Persée, 2006; « Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé« , Éditions Persée, 2010).


[1] Ce sanglant dictateur fut moins connu internationalement que ses « collègues » ougandais et centrafricain : il martyrisa cependant son pays, la Guinée Équatoriale, de 1968 à 1979, année où il fut renversé et exécuté par son neveu, l’actuel président Teodoro Obiang Nguema.

[2] Dawda Jawara, vétérinaire de formation, né en 1924, fut premier ministre de Gambie de 1962 à 1970. Il conduisit son pays à l’indépendance en 1965, proclama la république en 1970 et en devint le président, jusqu’en 1994.

[3] Depuis 2002, l’OIF est d’ailleurs dirigée par l’ancien président sénégalais Abdou Diouf.

[4] Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

[5] Fondée par les Britanniques en 1816, sur l’île Sainte-Marie, dans l’estuaire du fleuve Gambie, la capitale gambienne porta le nom de Bathurst jusqu’en 1973, lorsqu’elle fut renommée Banjul.

 

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